Joyce Carol Oates, Littérature américaine

Poursuite

Poursuite de Joyce Carol Oates, 2019


« Familles, je vous hais ! disait Gide (qui pourtant en fit une). Disons plus simplement, à deux lettres près : Familles, je vous ai. » écrivit Hervé Bazin dans Ce que je crois.

La famille. Vaste sujet ! Passionnant, mais complexe.

Et Joyce Carol Oates, qu’en pense-t-elle de la famille ?
Si on lui posait la question, la réponse ne serait certainement pas simple. Mais est-ce bien la peine de la lui poser ?
Non : il suffit de la lire parce qu’elle en parle abondamment dans ses romans.
Elle adore mettre en scène des familles compliquées (Les chutes) ou qui dysfonctionnent (Petite soeur, mon amour). Des familles parfaites… en apparence seulement (Carthage).
Elle aime creuser le thème des blessures d’enfance. Elle l’a fait de façon magistrale dans Mudwoman et continue de l’étudier ici dans Poursuite, d’une manière complètement différente. Voilà l’un des aspects de l’œuvre de cette géniale écrivaine qui me la fait tant aimer : on retrouve des constantes dans ses romans, on reconnaît sa « patte », mais elle sait se renouveler.
Malgré le grand nombre d’ouvrages que j’ai déjà lus d’elle, je ne m’en lasse pas, bien au contraire. Plus je la lis, plus je l’apprécie.

Le premier chapitre est un modèle du genre : Joyce Carol Oates nous plonge immédiatement dans le bain, nous intrigue et nous donne irrésistiblement envie de continuer.
Un très grave accident et « le jeune époux » qui interroge sa jeune épouse :
« À quoi étais-tu en train de penser quand c’est arrivé ? Il faut que tu t’en souviennes.
[…]
Le lendemain matin de notre mariage. »
Que s’est-il donc passé ? Et à quoi la jeune mariée pouvait-elle bien penser ?
Pour le découvrir, il va vous falloir lire la suite mais, attention, je me dois de vous mettre en garde.
Poursuite est psychologiquement très violent.
C’est le livre le plus acide, le plus poisseux, le plus glauque que j’aie lu de mon auteur contemporain préféré.
C’est un texte pervers et venimeux… mais c’est du venin craché avec talent, alors j’aime ça, tout comme je peux apprécier un film violent si la violence n’est pas gratuite ou purement provocante.
J’ai aimé Orange mécanique de Stanley Kubrick, ultra violent mais pas sans raisons, et surtout pas sans talent : de même, j’ai adoré cette lecture même si elle est dérangeante… ou peut-être justement parce qu’elle est dérangeante.

Joyce Carol Oates nous parle des blessures du passé, et du mal engendré par les non-dits. Elle le fait dans un format inhabituel pour elle (220 pages seulement), mais c’est du concentré.
Intense et efficace.
La brièveté du texte le rend encore plus fort, c’est comme un coup extrêmement brutal et soudain que l’on n’a pas vu venir et dont on n’a pas le temps de se remettre.
J’ai terminé assommée, sonnée comme un boxeur mis à terre.

Poursuite est un roman complexe dont la lecture demande de l’attention mais qui est terriblement addictif. Joyce Carol Oates y est plus féroce que jamais et réussit à me surprendre encore après tant de livres déjà lus : voilà la marque de fabrique d’un grand écrivain, non ?

À quand le prix Nobel de littérature pour cette femme de lettres si prolifique et bourrée de talents ?
Hélas, ce prix devenant bien plus politique que littéraire, je désespère de la voir un jour récompensée.

PS : Je conseillerais Poursuite à ceux qui connaissent déjà et aiment Joyce Carol Oates, ce n’est à mon avis pas le bon choix pour la découvrir.

Joyce Carol Oates, Littérature américaine

Un livre de martyrs américains

Un livre de martyrs américains de Joyce Carol Oates, 2017


J’ai déjà lu tant d’ouvrages de Joyce Carol Oates que je pourrais me sentir blasée.
Oui, la grande dame de la littérature américaine enchaîne les réussites et je sais déjà tout d’elle, de sa capacité à prendre un sujet et l’étudier sous tous ses aspects, de son aptitude à créer des personnages marquants, de sa façon d’appuyer là où ça fait mal, de son talent pour fouiller l’âme humaine.
Elle ne peut plus me surprendre, non ?
Et pourtant…

Sur un thème ultra sensible, surtout aux États-Unis où il déchaîne les passions, Joyce Carol Oates a réussi une oeuvre magistrale.
Les meurtres de médecins pratiquant des avortements sont hélas fréquents outre-Atlantique et si une partie de la population s’en indigne, une autre les approuve.

Joyce Carol Oates ne cautionne rien, ne condamne rien non plus, elle se place en observatrice attentive et impartiale.
Avec le talent qui est le sien, le lecteur se doute d’emblée qu’il ne va pas perdre une miette de la situation, qu’il va tout connaître dans les moindres détails et qu’il va pouvoir étudier toutes les facettes d’un problème qui est bien moins manichéen qu’il ne semble de prime abord.
Tel un fabuleux grand reporter la grande dame de la littérature américaine vous donne accès à tout mais c’est à vous de réfléchir et, vu la qualité de ce que vous avez sous les yeux, la réflexion est riche et passionnante.

Deux hommes : le Docteur Augustus Voorhees, gynécologue exerçant dans une clinique dans laquelle sont pratiqués des avortements, et Luther Dunphy, membre d’une église intégriste. Le second va assassiner le premier.
Au-delà de ces deux hommes, deux familles dont la vie va se trouver bouleversée.
Au-delà de ces deux familles, le regard de la société américaine, et en particulier celui de la justice.
Restant admirablement neutre de bout en bout, Joyce Carol Oates creuse chaque personnage et donne à chacun sa part d’ombre et sa part d’humanité.
Par le biais de la fiction, elle se livre à une analyse à la fois sociale, politique et sociologique de la société américaine qu’elle aime tant disséquer.
Le lecteur ne peut rester extérieur au texte, il ne peut demeurer simple témoin de ce qui se joue sous ses yeux : la romancière l’entraîne dans un tourbillon de réflexions et d’interrogations qu’elle fait naître en lui.
Quelle habileté, quel talent !

Une lecture époustouflante, qui secoue, et dont l’onde de choc subsiste bien longtemps après que l’on a tourné la dernière page.
Des questions en pagaille qui vous trottent dans la tête. En particulier celle-ci : mais qui sont donc les martyrs ?
Les médecins assassinés ? Les futurs bébés « empêchés de naître » ? Les soldats de Dieu ?

Je ressors éblouie de ce roman.
J’ai aimé me faire bousculer, j’ai aimé m’interroger sans cesse, mais au milieu de tous ces questionnements, une certitude m’apparaît plus que jamais essentielle : chacun peut avoir des croyances et des convictions, religieuses ou autres, mais doit se garder de vouloir les imposer aux autres.
Nul n’a le droit de nuire à autrui pour la simple raison qu’il ne pense pas comme lui. Chacun doit rester à sa place de simple mortel uniquement de passage sur terre car n’oublions pas que « Pour finir, il n’y a que… le silence. le monde sans nous. »

Un livre prodigieux d’une écrivaine au sommet de son art.
Je ne peux qu’à nouveau poser la question : quand le jury va-t-il enfin décerner le prix Nobel de littérature à Joyce Carol Oates ?

Joyce Carol Oates, Littérature américaine

Reflets en eau trouble

Reflets en eau trouble de Joyce Carol Oates, 1992


Il fait nuit.
Une voiture quitte la route et tombe à l’eau ; le conducteur arrive à en sortir mais sa passagère sera retrouvée morte le lendemain.
Un accident.
Un banal fait divers comme il s’en produit tant.
Ce qui n’est pas banal, c’est l’identité du conducteur : le sénateur Ted Kennedy. C’est pourquoi ce drame fit couler beaucoup d’encre à l’époque (1969) et reste toujours dans les mémoires américaines des décennies plus tard.
Si vous ne connaissez pas cette histoire, je vous conseille de taper « affaire de Chappaquiddick » dans un moteur de recherche avant de démarrer votre lecture.
Ensuite, faites confiance à Joyce Carol Oates pour tout vous faire comprendre.

Le caractère éminemment dramatique de l’accident et ses circonstances assez floues ne pouvaient qu’inspirer la grande romancière qui rembobine en trente-deux petits chapitres la vie de la passagère.

On affirme communément qu’à l’approche de la mort on voit sa vie défiler : c’est ce qui arrive à la victime, qui se remémore des scènes de sa vie, depuis sa petite enfance jusqu’à sa rencontre toute fraîche avec le sénateur.
Par petites touches, Joyce Carol Oates brosse le portrait de la jeune femme, d’une façon en apparence un peu décousue, alternant faits importants ou anodins.
Mais tout est savamment calculé et les éléments s’assemblent parfaitement, comme les morceaux d’une mosaïque qui finit par donner une idée assez précise de qui était la malheureuse.

La grande dame de la littérature américaine ne prétend pas résoudre une affaire dont beaucoup de points restent obscurs mais en donne sa vision, tout en profitant pour mettre en avant certains thèmes qui lui sont chers, comme son opposition farouche à la peine de mort.
Plutôt coutumière des gros pavés, l’écrivaine fait ici dans le format court, mais arrive en très peu de pages à nous faire vivre le drame de l’intérieur en nous faisant partager l’angoisse de la claustration dans cette voiture qui prend l’eau inexorablement.
Le texte est resserré, mais le temps raconté semble très long au lecteur.
C’est sans doute ça, le talent !

Joyce Carol Oates, Littérature américaine

Fille noire, fille blanche

Fille noire, fille blanche de Joyce CarolOates, 2006

Ouvrir un roman de Joyce Carol Oates est tout sauf un geste anodin.
Aucun de ses textes (du moins ceux, nombreux, que j’ai lus jusqu’à présent) n’est banal.
Aucun n’est lisse.
Ses écrits ont toujours un sens, un but, même si le chemin pour y parvenir n’est pas toujours rectiligne.

Le thème majeur de Fille noire, fille blanche est annoncé dans le titre de ce livre écrit en 2006, dans lequel deux étudiantes sont amenées à partager une chambre dans la résidence universitaire d’une université prestigieuse.
L’une est noire, l’autre est blanche.
L’une est boursière, l’autre est d’un milieu très aisé.
L’une est très croyante et fille de pasteur, l’autre est profondément athée.
L’une n’a que faire de la politique, l’autre vient d’une famille dans laquelle on croit à « l’amélioration de l’humanité par des moyens sociaux et politiques »
Minette (drôle de prénom !) et Genna sont radicalement différentes.

Joyce Carol Oates n’est jamais manichéenne et dans ce roman, spécialement, elle balade sur une ligne de crête son lecteur qui ne sait pas sur quel pied se tenir.
Tout aurait pu être simple : Minette, gentille étudiante, aurait été victime de racisme tandis que Genna aurait au mieux ignoré, au pire martyrisé, cette colocataire imposée qui n’est pas de son milieu social.
Oui, tout aurait pu être simple… mais simpliste et sans intérêt.

Minette n’est pas franchement sympathique. Elle est capricieuse et imprévisible. C’est elle qui se comporte comme une petite fille gâtée, et non Genna contrairement à ce que l’on pourrait attendre.
Lorsqu’elle est victime d’actes malveillants dont on ne connaît pas l’origine, je me suis presque dit qu’elle le cherchait un peu… avant de culpabiliser aussitôt.
Pire : lorsqu’au fil des pages ces actes se répètent, j’ai fini par me demander si ce n’était pas Minette qui mettait tout en scène… avant de culpabiliser aussitôt.
Joyce Carol Oates m’a mise dans une drôle de position. Une position très inconfortable parce qu’aucune réponse n’a été donnée aux nombreuses interrogations qui ont surgi dans mon esprit.
Mais cet inconfort a été stimulant. C’est lui qui m’a poussée à avancer… et à m’interroger encore.
Non, l’auteur ne donne aucune réponse, ou si réponses il y a, celles-ci sont tellement bien cachées que je ne les ai pas trouvées.
Mais peu importe : l’essentiel est le questionnement.

Fille noire, fille blanche… mais ne peut-on penser que ce qui sépare les deux étudiantes n’est pas la couleur de peau mais tout simplement leur personnalité ? Leur caractère, leur comportement ? Tout ce qui fait l’essence d’un être humain, finalement.
Fille noire, fille blanche… et si le titre était trompeur ? Cela ne m’étonnerait pas de la part de Joyce Carol Oates qui se joue de son lecteur avec brio dans ce livre déconcertant qui me trotte encore dans la tête quelques semaines après sa lecture.

PS : Si ce livre avait été mon premier roman de Joyce Carol Oates, je pense que je ne l’aurais pas aimé.
Là, avec l’habitude des écrits très particuliers de cette grande dame, j’ai sans doute perçu des choses à côté desquelles je serais passée sinon.
Je ne le conseille pas du tout pour découvrir cet auteur.
À réserver aux « initiés » !

Joyce Carol Oates, Littérature américaine

Petit oiseau du ciel

Petit oiseau du ciel de Joyce Carol Oates, 2009

Petit oiseau du ciel (Roman étranger) par [Joyce Carol Oates]

« On joue les cartes qu’on vous a distribuées. » : ainsi s’exprime, fataliste, l’un des personnages du roman.
Avec cette réflexion, nous voici au coeur du sujet de cet ouvrage : notre vie est-elle conditionnée par notre naissance ? Peut-on sortir de sa condition ou est-on condamné à y rester, sans aucun espoir d’un avenir différent ?

Joyce Carol Oates adore la famille, source d’inspiration quasi inépuisable pour elle.
Ici, nous en avons deux, liées par un meurtre non élucidé.
Zoe Kruller a été brutalement assassinée, et la police locale a deux suspects : l’ex-mari Delray et l’amant Eddy Diehl.
Les années passent et les deux hommes, sujets des suspicions et des rumeurs les plus folles ont depuis longtemps dit adieu à une vie normale.
Mais ce ne sont pas les seules victimes collatérales de cette affaire, leurs enfants sont également profondément marqués : Aaron Kruller et Krista Diehl sont tous deux persuadés que le père de l’autre est l’assassin.
Comment grandir dans ces conditions ?
Peut-on devenir un adulte équilibré lorsque l’on a subi un tel traumatisme ? Quand on développe une telle obsession pour l’autre ?

Sur cette trame, Joyce Carol Oates a bâti un roman dans lequel elle analyse, comme elle sait si bien le faire, la psychologie des différents personnages, les principaux et ceux qui gravitent autour d’eux. Pour les habitués de l’auteur, dois-je préciser que tout ceci se passe dans un univers brutal et glauque, dans lequel nul n’est blanc comme neige ?

Contrairement à bien d’autres livres de la romancière américaine, j’ai trouvé le début moins percutant, moins incisif. C’est petit à petit qu’elle nous plonge dans les histoires des uns et des autres, mais plus j’ai avancé, plus je me suis attachée aux protagonistes.

Aaron et Krista n’ont pas le choix et doivent grandir et vivre avec les cartes que la vie leur a distribuées. Comment vont-ils se construire ? Quels adultes vont-ils devenir ? Vont-ils sombrer dans leur obsession mutuelle ou vont-ils réussir à s’en défaire ?
Autant de questions que le lecteur se pose et auxquelles l’auteur va apporter ses réponses.

Pas de grandes cavalcades, peu d’action. Des récits qui se recoupent, des analyses, des interrogations.
Ce n’est pas le plus prenant des ouvrages que j’ai lus de cette grande dame de la littérature américaine contemporaine, mais j’y ai retrouvé sa patte, sa façon inimitable de tourner et retourner chaque aspect de l’histoire dans tous les sens, de faire apparaître les moindres détails de la psychologie des personnages, d’en fouiller toute la complexité.
Joyce Carol Oates est toujours intéressante, mais pour ceux qui ne l’ont jamais lue et voudraient découvrir son oeuvre, ce n’est pas ce titre que je conseillerais, le réservant plutôt aux connaisseurs.


Joyce Carol Oates, Littérature américaine

Le petit paradis

Le petit paradis de Joyce Carol Oates, 2018

Paradis ? Vraiment ?
Quiconque a déjà lu quelques livres de Joyce Carol Oates se doute d’emblée que le paradis promis par le titre ne sera certainement pas si paradisiaque que ça… et la lecture ne le détrompera pas.

Une dystopie signée Joyce Carol Oates ? Rien de surprenant : l’écrivain prolifique aime se lancer dans des genres littéraires variés. Ma curiosité est titillée car cela change des nombreux romans que j’ai déjà lus d’elle.
Elle plonge d’emblée le lecteur dans le monde qu’elle a créé, un monde horrible régi par des règles qui font froid dans le dos.
Bienvenue dans les États d’Amérique du Nord (EAN) !
Bienvenue dans un pays totalitaire dans lequel les individus sont priés d’obéir sans protester.
Bienvenue dans une société déshumanisée.
Bienvenue dans un pays dans lequel la vie a bien peu de prix et où les récalcitrants sont éliminés sans états d’âme.

Bienvenue !

Bienvenue dans un monde de sigles inquiétants : ADMD (Actions Disciplinaires contre les Menaces sur la Démocratie), BDSVC (Bureau Démocratique de Surveillance Volontaire Citoyenne), DDJSI (Département Disciplinaire de la Jeunesse et de la Sécurité Intérieure), et bien d’autres qui, mieux que de longues descriptions, font comprendre quel genre de vie on peut mener dans les EAN.
D’autant plus que cet état revendique pratiquer la Vraie Démocratie, et comme chacun sait, plus un pays se proclame « démocratique », jusque dans son nom, moins il l’est : nous connaissons tous des « République démocratique de… » et « République populaire démocratique de »… peu démocratiques en vérité !

Bienvenue dans une dictature dans laquelle seules les lectures autorisées sont accessibles, dans laquelle tout individu qui essaie de penser par lui-même est automatiquement suspect.
Bienvenue dans un régime fasciste qui surveille tout et tous.

Bienvenue !

Vous n’avez pas envie de venir ? Ce pays ne vous tente pas ? Je vous comprends !
Pourtant, j’ai aimé y aller, j’ai aimé en découvrir petit à petit le fonctionnement épouvantable.
J’ai aimé, même si j’ai tremblé, même si j’ai frissonné plus d’une fois : Joyce Carol Oates dévoile tout par de petites touches qui vous plongent dans cet univers terrifiant avec un réalisme redoutable.

La quatrième de couverture l’exprime très bien : « Ce nouveau roman de Joyce Carol Oates offre le troublant portrait d’une société faussement égalitaire où délation et médiocrité sont la règle, un « petit paradis » en saisissant écho avec nos sociétés actuelles. »
Le lecteur comprend vite que, comme à son habitude, c’est son pays que Joyce Carol Oates critique dans ce roman : dans un jeu de billard à trois bandes, c’est le portrait des États-Unis contemporains qu’elle dresse.
Un portrait tout de même très caricatural d’une société qui pour se protéger du terrorisme n’aurait trouvé comme réponses que la surveillance constante de tout et de tous.
À travers ce petit paradis, Joyce Carol Oates veut dénoncer des dérives dans lesquelles elle ne voudrait pas voir son pays se laisser entraîner. Mais sa réflexion ne se limite pas aux États-Unis, elle est bien plus universelle : dans sa promenade entre passé et futur, elle nous fait nous interroger sur notre présent et les nombreux questionnements que cette lecture suscite sont, comme toujours, bienvenus.

L’univers totalitaire des EAN m’a enchantée (façon de parler !) et la découverte du petit paradis également (bis !).
J’ai trouvé dans les descriptions de ces deux mondes le mordant et l’ironie que j’aime chez Joyce Carol Oates.
En revanche, j’ai franchement moins aimé la fin du roman.
Désabusée ? Désenchantée ? Cela ressemble tellement peu à cet auteur !
Renoncer à espérer ? Se contenter docilement de ce que l’on a ? Décevante conclusion.
À moins que je ne sois passée à côté de ce qu’il fallait comprendre, qu’il y ait un sens caché que je n’ai pas su débusquer.
Pour cette raison, et parce qu’il n’est pas représentatif de son oeuvre, je ne recommanderais ce petit paradis qu’aux inconditionnels de la grande dame de la littérature américaine.

Joyce Carol Oates, Littérature américaine

Le mystérieux Mr Kidder


Le mystérieux Mr Kidder
de Joyce Carol Oates, 2010

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Joyce Carol Oates frappe fort d’entrée de jeu : « Cela commença innocemment. Alors que Katya Spivak avait seize ans et Marcus Kidder, soixante-huit. »
Innocemment ? Avec les âges indiqués, cela peut-il être innocent ?
Avant d’aller plus loin, le lecteur se doute que ça ne sera pas si simple, et s’il connaît l’auteur, sait par avance que ça ne sera pas manichéen.
En effet, ça ne le sera pas.
La grande réussite de ce roman vient de cette ambiguïté permanente : Marcus Kidder est-il un vieux pervers ou n’est-il qu’un gentil monsieur un peu original ?
Plus on avance dans la lecture, moins la réponse à cette question devient claire. D’autant moins que l’attitude de Katya n’est pas sans équivoque.

Comme l’indique le titre, ce monsieur Kidder est vraiment mystérieux car au fur et à mesure qu’on le découvre, on le cerne de moins en moins.
On pense le comprendre, il nous échappe.
On pense le saisir, il nous glisse entre les mains.
Nous sommes plongés dans un mystère qui s’épaissit au fil des pages.
Marcus manipule Katya, mais Katya est loin d’être innocente.
Qui manipule qui finalement ? Et dans quel but ?
Et si la grande manipulatrice dans cette affaire était Joyce Carol Oates ? Elle qui sait toujours si bien tirer toutes les ficelles…

Je ne dévoilerai rien de l’histoire : motus et bouche cousue ! Si vous le souhaitez, découvrez-la vous-mêmes dans cet ouvrage qui se lit avec plaisir, même s’il n’est pas à ranger dans les oeuvres majeures de l’auteur.

Joyce Carol Oates, Littérature américaine

Confession d’un gang de filles

Confession d’un gang de filles de Joyce Carol Oates, 1993

Foxfire : voilà un nom qui claque !
Un nom qui donne de la force, un nom qui fait peur et inspire le respect.
Un nom de gang. Mais pas n’importe lequel : un gang de filles.

Joyce Carol Oates s’empare du thème des gangs, et le lecteur est sommé de s’accrocher !
Tout va très vite, tout est violent.
Foxfire ne recule devant rien. Foxfire agit. Foxfire envoie des messages sans équivoque.

FOXFIRE SE VENGE !
FOXFIRE NE REGRETTE JAMAIS !
FOXFIRE BRÛLE ET BRÛLE !

Les filles de Foxfire sont des guerrières, et pourtant, elles partent de loin.
Celles « qui ne sont rien » (pour reprendre une expression honteuse dans la bouche d’un président), s’associent, et la magie du groupe produit son effet : ensemble elles prennent de l’importance, ensemble elles deviennent fortes, ensemble elles ne craignent plus rien ni personne.
Ensemble elles peuvent conquérir le monde.
Ensemble elles sont tout.

Foxfire est comme une famille.
Non, c’est mieux qu’une famille : une famille peut décevoir, peut trahir, peut laisser tomber, pas Foxfire.
Tel un bouclier magique, Foxfire protège ses membres. Désormais le monde se divise en deux : le clan et les autres, l’intérieur et l’extérieur.

« Imaginons qu’il y ait un miroir : vous comptiez sur sa surface parfaitement unie pour vous donner une image du monde, lorsqu’il se brise soudain en mille morceaux dont chacun révèle des angles de vue miniaturisés, neufs, et qui pourtant avaient dû être là tout le temps, cachés derrière la surface lisse du miroir sans que vous l’ayez su. » : voilà exactement ce que fait Joyce Carol Oates dans ce roman. Elle construit et déconstruit différents points de vue pour donner les multiples facettes de la réalité.
L’analyse est fascinante.
Ni blanc, ni noir. Le problème est bien plus complexe… et bien plus intéressant.
Les personnages sont ultra réalistes et très attachants malgré la violence omniprésente. le lecteur se prend à aimer ces filles et à vouloir qu’elles réussissent, à souhaiter que Foxfire triomphe.
Joyce Carol Oates est une incroyable manipulatrice !

Intense, cruel, pervers, âpre, sauvage, venimeux, ce roman ne vous laisse aucun répit et vous secoue fortement. Parce qu’il est avant tout terriblement humain.
Une réussite de plus à l’actif de cette grande dame de la littérature que j’admire plus que jamais, et qui fait preuve dans cet ouvrage d’une maîtrise impeccable du récit et du rythme.
Confession d’un gang de filles fait partie de ces livres qui vous restent en tête longtemps après leur lecture achevée.

Joyce Carol Oates, Littérature américaine

Les chutes

Les chutes de Joyce Carol Oates, 2004

Les Chutes par Oates

Ouvrir un roman de Joyce Carol Oates, c’est embarquer pour une aventure.
C’est accepter, le temps d’un voyage, de se laisser guider par cette magicienne qui nous emmène avec détermination exactement là où elle veut.
Le périple n’est pas de tout repos, mais comme c’est bon de se faire emporter dans un univers et des personnages si bien conçus !
Une famille.
Compliquée, évidemment.
Une femme.
Tourmentée, cela va de soi.
Et au milieu coule une rivière : le Niagara.
Bien plus qu’un décor, c’est le personnage principal de l’histoire.
Le Niagara et ses célèbres chutes.
De près ou de loin, il est omniprésent. On se fait parfois tremper et l’on est assourdi par son grondement sauvage ; à d’autres moments, on ne perçoit plus qu’un léger gargouillis et l’on ne reçoit que quelques embruns, mais il est toujours là.
Il poursuit le lecteur comme il poursuit ceux qui vivent près de lui. Sa mainmise sur les habitants de la région est fascinante.
Il a une volonté propre. C’est écrit dans le texte : les chutes sont « dotées d’une vie mystérieuse ».

Un agneau se désaltérait dans le courant d’une onde pure… ah, non, pas du tout !
Connaissant bien Joyce Carol Oates et sachant que je partais pour le Niagara, je me doutais à l’avance que le tableau allait être tout autre.
Et je n’ai pas été déçue !
Dans les romans de cette grande dame de la littérature américaine, la vie n’est jamais un long fleuve tranquille et celui-ci ne fait pas exception.
Avec une remarquable maîtrise du rythme, elle nous entraîne dans le cours tumultueux de la rivière et de la vie.
Elle sait tour à tour nous plonger dans un énorme vortex ou nous faire voguer sur des flots plus calmes ; elle nous ramène parfois sur la berge pour mieux nous entraîner dans le courant déchaîné.
Ainsi va la vie, non ?

Joyce Carol Oates m’a, une fois de plus, éclaboussée de tout son talent.
De ses multiples talents devrais-je dire.
En premier, celui de creuser si finement la psychologie de ses personnages que j’en viens à les connaître intimement. Que je les aime ou non, je m’attache à eux et leur sort me préoccupe.
En second, celui de créer des intrigues multiples sur plusieurs époques avec des passerelles tantôt solides tantôt fragiles, toujours cohérentes, et engendrant quand on ne s’y attend pas des résonances bouleversantes.

Joyce Carol Oates tient ferme les rennes. De son écriture ultra précise, elle dirige tout, elle contrôle tout. Elle emmène ses personnages exactement là où elle veut… et le lecteur avec.
Tout est merveilleusement bien prévu, bien construit, avec quelques surprises ici ou là, et la juste dose de mystère qui plane encore au-dessus des chutes une fois le livre refermé.
Comme dans tant d’autres de ses romans je me suis sentie parfois bousculée, mais j’ai aimé cette sensation et je me suis sentie merveilleusement bien dans ce texte.
Ariah, Dirk et les autres, je vous ai aimés le temps d’une lecture et je vous garde quelque part en moi. En comprenant vos failles et vos fragilités, c’est des miennes que je prends conscience.

Un pur bonheur de lecture que la quatrième de couverture résume en ces termes parfaits : « Un roman aussi beau et tumultueux que ces Chutes au charme maléfique. »
Un excellent cru de mon auteur contemporain préféré.

Joyce Carol Oates, Littérature américaine

L’homme sans ombre

L’homme sans ombre de Joyce Carol Oates, 2016

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« Une personne peut-elle être sans ombre ? Sans mémoire, on est comme sans ombre. »
Quel talent ! Quel travail, quelle intelligence et quelle finesse !
Une fois de plus (je ne les compte plus), Joyce Carol Oates choisit un nouveau sujet qu’elle décortique et analyse sous toutes ses formes.
Elle le tourne et le retourne pour nous en faire voir les multiples facettes, elle le presse en tous sens pour en faire sortir toute la substance.

Suite à une maladie, Elihu Hoopes est devenu amnésique. Il a oublié son passé et n’est plus capable de mémoriser de nouveaux éléments : sa mémoire ne fonctionne plus du tout.
À travers lui, Joyce Carol Oates nous livre une réflexion riche et passionnante sur les conséquences de l’amnésie.
Si l’on comprend (ou pense comprendre) ce que peux induire pour un homme la perte de son passé, il est difficile de se rendre compte de toutes les répercussions.
Et pourtant !
Sans mémoire, Elihu Hoopes n’a plus de passé… mais il n’a également plus d’avenir.
Comment pourrait-il en avoir un ?
Comment pourrait-il faire des projets alors qu’il oublie tout en quelques minutes ?
Comment pourrait-il tomber amoureux alors que d’un instant à l’autre, il ne reconnaît plus la personne qui est en face de lui ?
Tout au long de l’histoire, Joyce Carol Oates analyse son thème de façon magistrale et nous fait ressentir l’enfermement terrible dans lequel vit son personnage : privé de passé, privé d’avenir et condamné à vivre dans un présent perpétuel dans lequel il est perdu.
Puisqu’il ne mémorise rien, toute personne rencontrée lui est inconnue ; qu’il la voie pour la dixième ou la centième fois, peu importe : pour lui, c’est toujours la première fois.
Puisqu’il ne mémorise rien, tout lieu lui est inconnu : qu’il s’y rende pour la dixième ou la centième fois, peu importe : pour lui, c’est toujours la première fois.
Ainsi va la vie d’Elihu Hoopes.

Mais en fait, a-t-il une vie ? Voilà l’une des grandes questions que pose ce roman.
Au sens biologique, oui : il mange, il respire, il dort. Mais au sens humain ?
Terrible interrogation… et terribles réponses apportées par Joyce Carol Oates. Parce qu’elle ne s’est pas contentée d’infliger l’amnésie à son personnage. Elle en fait un sujet d’étude d’un grand laboratoire de recherche universitaire.
L’Université et ses chercheurs. Tout ce petit monde dévoué corps et âme à la science. Des équipes soudées travaillant d’arrache-pied dans un but commun. Avec conviction, persévérance et abnégation.
Quel tableau idyllique, n’est-ce pas ?
Vous vous en doutez : ce n’est pas du tout celui que dresse l’auteur. Il n’aurait aucun intérêt littérairement parlant, et ne serait pas fidèle à la réalité.
Ce que nous montre Joyce Carol Oates est d’un tout autre acabit et bien plus conforme à ce qui se passe dans un milieu que je connais bien.
C’est corrosif et percutant. Et d’autant plus intéressant que s’y trouve mêlée une réflexion passionnante sur l’éthique. Car les recherches menées ici ne le sont pas sur quelque chose d’anodin : le sujet d’étude n’a rien d’abstrait, c’est un homme. Un homme vulnérable au plus haut point, un homme qui n’a pas conscience de ce qui lui arrive, de ce qu’il est ou de ce qu’il fait.
Dans ces conditions, a-t-on le droit de l’utiliser dans des expériences ?

Joyce Carol Oates m’a entraînée dans un tourbillon géant. J’ai tout aimé dans ce livre que j’ai dévoré à la vitesse grand V : l’histoire, les personnages, les thèmes abordés… le tout avec la patte de l’auteur, cette façon si particulière de nous interpeler, de nous bousculer, de nous pousser à réfléchir.
Tout le talent de Joyce Carol Oates est là dans ce roman qui devient l’un de mes préférés de cette grande dame qui, je l’espère ardemment, sera un jour enfin couronnée du Nobel de littérature.

PS pour ceux qui ont lu Mudwoman : j’ai trouvé de nombreuses similitudes (et j’ai aimé les trouver !) entre le personnage principal, Margot, et la Meredith de Mudwoman. Deux femmes universitaires brillantes et tourmentées. Deux personnalités fortes merveilleusement exploitées par Joyce Carol Oates.