Littérature américaine

L’institut

L’institut de Stephen King, 2019


Après m’être régalée avec 22/11/63, j’ai souhaité retourner dans l’univers de Stephen King et me plonger dans un autre de ses « pavés ».
Sur les conseils d’une amie je pousse la porte de l’institut.

La magie opère à nouveau et me voilà happée dès les premières pages, emportée dans un récit ultra addictif, embarquée dans une aventure saisissante.
Un livre que j’ai du mal à lâcher : le maître du suspense porte bien son surnom.

L’institut et 22/11/63 ont un point commun que j’ai vraiment apprécié : la présence au départ d’un élément non rationnel sur lequel l’histoire est construite, mais qui se laisse oublier au fil de la lecture, ramenant le récit à quelque chose de tout à fait réel.
Dans 22/11/63 la faille spatio-temporelle m’était rapidement sortie de l’esprit, les qualités psychiques irréelles des enfants de l’institut ont suivi le même chemin.
Dans les deux cas, cela m’a permis de savourer une narration réaliste formidablement bien construite et très prenante.
Avec dans L’institut un plus qui décuple les émotions : il est question ici d’enfants, auxquels on ne peut que s’attacher, et dont le sort est particulièrement émouvant.

Comment ne pas compatir à la condition de ces jeunes surdoués très fragiles et utilisés sans vergogne par des adultes prêts à tout ?
Des enfants à qui l’on dit : « Nous menons une guerre et tu as été appelé pour servir ton pays. »
Cela excuse-t-il tout ce qu’on leur fait subir ?
Cela justifie-t-il tout ?

Je me suis prise au jeu, et j’ai presque cru, le temps d’une lecture, à l’existence de l’institut.
J’ai vibré, j’ai tremblé et j’ai tourné les pages avec avidité.
Un immense plaisir de lecture !

Littérature américaine

Jonathan Livingston le goéland

Jonathan Livingston le goéland de Richard Bach, 1970


J’avais lu ce petit conte lorsque j’étais enfant et l’avais beaucoup aimé. J’en avais gardé le souvenir d’une belle histoire et d’un animal attachant.
Le hasard me l’a fait emprunter à la bibliothèque pour le relire, quelques décennies plus tard.
Et là, tout s’éclaire !

Richard Bach nous raconte la vie de Jonathan, un goéland pas du tout ordinaire.
Il refuse les limites que les autres s’imposent et veut voler toujours plus vite, plus loin, plus haut.
Le jeune public va adorer ce personnage excentrique et têtu, et va suivre ses aventures avec avidité, je n’en doute pas.
Mais un lecteur adulte, lui, va y voir bien d’autres choses.

Avant tout, il va d’emblée comprendre que cette histoire n’est qu’une allégorie.
Le goéland n’est qu’une image et sa quête n’est là que pour nous faire comprendre qu’il ne faut pas avoir peur, qu’il faut savoir se jeter à l’eau (ou dans les airs !) pour être nous-mêmes.
Qu’il ne faut pas avoir peur de dépasser les limites si c’est ce qui nous rend heureux.
Qu’il faut persévérer malgré les obstacles.
Qu’il faut faire preuve de courage, la récompense le vaut largement.
C’est une petite leçon de vie, pleine d’énergie et d’espoir, que cet oiseau nous donne.
Pas du tout de ces conseils gnangnans que l’on trouve dans des livres de « développement personnel » ou autres niaiseries, mais une illustration poétique à travers Jonathan de ce qui peut nous aider à mieux vivre.

J’ai lu ce livre dans une collection « jeunesse », indiquant que le texte est accessible à partir de onze ans.
En effet, les jeunes lecteurs vont aimer cette belle histoire au premier degré, d’autant plus qu’elle est superbement illustrée par Gérard Franquin. Mais n’hésitez pas à suivre à votre tour l’envol de Jonathan, il a des choses à vous apprendre.

J’ai commencé cette petite chronique en indiquant que le hasard m’avait fait emprunter ce livre pour le relire.
Il se trouve que je suis dans une période de ma vie de questionnements et de grands chamboulements et que j’ai été particulièrement réceptive aux messages de Jonathan.
Alors, hasard, vraiment ?
« Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous. » Paul Éluard

Littérature américaine, Roman policier

Le diable, tout le temps

Le diable, tout le temps de Donald Ray Pollock, 2011


Bienvenue dans le monde des dingues, des tordus, des tarés, des ultra dangereux !
Bienvenue dans un monde désespérant, brutal, inhumain !
Bienvenue dans un monde d’ultra violence !
Bienvenue dans ce livre !
Ce roman est totalement pervers, c’est le mal à l’état pur : il a beau être terriblement violent et glauque, il n’en est pas moins terriblement addictif.
Pourquoi ?
Parce qu’il n’y a pas que de la violence.
Il y a des personnages attachants malgré leurs comportements déviants.
Il y a une belle écriture.
Il y a une intrigue très bien construite et très prenante.

« Quelle horreur ! » me suis-je dit à de multiples reprises, tout en pensant aussitôt « Il faut absolument que je poursuive, j’ai trop envie de savoir ce qui va se passer ! »
Diabolique, non ?
Si vous ouvrez ce roman, prenez garde, c’est à vos risques et périls car le diable y est bel et bien présent.
Partout.
Tout le temps.

Littérature américaine

Et la justice égale pour tous

Et la justice égale pour tous de Bryan Stevenson, 2014


Diplômé de la prestigieuse Université de Harvard, Bryan Stevenson aurait pu choisir une carrière lucrative d’avocat dans un grand cabinet mais il décida de s’engager dans une toute autre voie.
Il choisit d’utiliser ses compétences pour venir en aide aux plus démunis, à ceux qui sont abandonnés de tous et qui croupissent en prison sans aucun espoir à l’horizon.
Pourquoi ? Parce qu’une rencontre bouleversa sa vie. Celle qu’il fit d’un condamné à mort alors qu’il était tout jeune stagiaire : « Ce jour-là, Henry changea quelque chose dans l’idée que je me faisais du potentiel humain, de la rédemption et de l’espérance. »
Ce jour-là, Bryan Stevenson rencontra non seulement Henry mais surtout sa vocation : il allait dédier sa vie professionnelle à la défense de ceux que la justice a traités injustement.
De ceux qui ont été condamnés à tort ou condamnés suite à des procès bâclés ou inéquitables.

Bryan Stevenson raconte les premiers dossiers sur lesquels il a travaillé et la naissance de son organisation « Equal Justice Initiative ».
Il retrace l’histoire des cas les plus marquants dont un, particulièrement bouleversant, traverse l’ouvrage comme fil rouge.
Quelle énergie ! Quelle volonté ! Quelle pugnacité !
Intelligent, bienveillant, plein d’empathie, doté d’une très grande capacité d’écoute, Bryan Stevenson est un véritable bourreau de travail, capable de jongler entre un nombre incroyable d’affaires menées simultanément.
Et il lui faut bien toutes ces qualités pour ne pas se décourager, pour ne pas baisser les bras devant le nombre et la complexité des dossiers à traiter.
Pour être efficace tout en restant merveilleusement humain.

Bryan Stevenson nous offre une plongée dans le système judiciaire américain et nous en montre la face sombre.
C’est terriblement difficile par moments, mais très instructif.
Savez-vous, par exemple, que dans vingt-trois États américains il n’y a pas d’âge minimum pour que les enfants soient jugés comme des adultes ? Avec tout ce que cela implique sur la sévérité éventuelle des condamnations : des centaines de milliers d’enfants (dont certains âgés de moins de douze ans !) sont ainsi envoyés pour de longues peines dans des prisons pour adultes ; d’autres sont condamnés à la réclusion à perpétuité sans espoir de libération conditionnelle alors qu’ils n’ont tué personne.

Certaines histoires font froid dans le dos comme celle de George Stinney exécuté à l’âge de quatorze ans le 16 juin 1944 pour le meurtre de deux jeunes filles, meurtre dont il était innocent et qu’un homme sur son lit de mort a avoué des années plus tard.
Bryan Stevenson se bat pour éviter de telles injustices.
Il fait sortir des innocents de prison, il les tire des griffes de la chaise électrique ou de l’injection létale.
Mais la tâche est immense et, pour une personne sauvée, combien croupissent leur vie entière en détention ou sont exécutées parce que personne n’a pris leur défense ?

Une lecture terriblement difficile par moments, mais édifiante, qui m’a rappelé l’excellent documentaire « Un coupable idéal » de Jean-Xavier de Lestrade que je vous recommande.

On est loin, très loin du rêve américain…

Joyce Carol Oates, Littérature américaine

Poursuite

Poursuite de Joyce Carol Oates, 2019


« Familles, je vous hais ! disait Gide (qui pourtant en fit une). Disons plus simplement, à deux lettres près : Familles, je vous ai. » écrivit Hervé Bazin dans Ce que je crois.

La famille. Vaste sujet ! Passionnant, mais complexe.

Et Joyce Carol Oates, qu’en pense-t-elle de la famille ?
Si on lui posait la question, la réponse ne serait certainement pas simple. Mais est-ce bien la peine de la lui poser ?
Non : il suffit de la lire parce qu’elle en parle abondamment dans ses romans.
Elle adore mettre en scène des familles compliquées (Les chutes) ou qui dysfonctionnent (Petite soeur, mon amour). Des familles parfaites… en apparence seulement (Carthage).
Elle aime creuser le thème des blessures d’enfance. Elle l’a fait de façon magistrale dans Mudwoman et continue de l’étudier ici dans Poursuite, d’une manière complètement différente. Voilà l’un des aspects de l’œuvre de cette géniale écrivaine qui me la fait tant aimer : on retrouve des constantes dans ses romans, on reconnaît sa « patte », mais elle sait se renouveler.
Malgré le grand nombre d’ouvrages que j’ai déjà lus d’elle, je ne m’en lasse pas, bien au contraire. Plus je la lis, plus je l’apprécie.

Le premier chapitre est un modèle du genre : Joyce Carol Oates nous plonge immédiatement dans le bain, nous intrigue et nous donne irrésistiblement envie de continuer.
Un très grave accident et « le jeune époux » qui interroge sa jeune épouse :
« À quoi étais-tu en train de penser quand c’est arrivé ? Il faut que tu t’en souviennes.
[…]
Le lendemain matin de notre mariage. »
Que s’est-il donc passé ? Et à quoi la jeune mariée pouvait-elle bien penser ?
Pour le découvrir, il va vous falloir lire la suite mais, attention, je me dois de vous mettre en garde.
Poursuite est psychologiquement très violent.
C’est le livre le plus acide, le plus poisseux, le plus glauque que j’aie lu de mon auteur contemporain préféré.
C’est un texte pervers et venimeux… mais c’est du venin craché avec talent, alors j’aime ça, tout comme je peux apprécier un film violent si la violence n’est pas gratuite ou purement provocante.
J’ai aimé Orange mécanique de Stanley Kubrick, ultra violent mais pas sans raisons, et surtout pas sans talent : de même, j’ai adoré cette lecture même si elle est dérangeante… ou peut-être justement parce qu’elle est dérangeante.

Joyce Carol Oates nous parle des blessures du passé, et du mal engendré par les non-dits. Elle le fait dans un format inhabituel pour elle (220 pages seulement), mais c’est du concentré.
Intense et efficace.
La brièveté du texte le rend encore plus fort, c’est comme un coup extrêmement brutal et soudain que l’on n’a pas vu venir et dont on n’a pas le temps de se remettre.
J’ai terminé assommée, sonnée comme un boxeur mis à terre.

Poursuite est un roman complexe dont la lecture demande de l’attention mais qui est terriblement addictif. Joyce Carol Oates y est plus féroce que jamais et réussit à me surprendre encore après tant de livres déjà lus : voilà la marque de fabrique d’un grand écrivain, non ?

À quand le prix Nobel de littérature pour cette femme de lettres si prolifique et bourrée de talents ?
Hélas, ce prix devenant bien plus politique que littéraire, je désespère de la voir un jour récompensée.

PS : Je conseillerais Poursuite à ceux qui connaissent déjà et aiment Joyce Carol Oates, ce n’est à mon avis pas le bon choix pour la découvrir.

Littérature américaine

Le chant de Dolorès

Le chant de Dolorès de Wally Lamb, 1992


Hélas pour elle, Dolorès porte bien son nom. 
Wally Lamb a créé là un sacré personnage : une écorchée vive, meurtrie par la vie, qui ne peut pas laisser le lecteur indifférent.
Si le début du roman m’a semblé assez lent, voire même poussif par moments, je me suis petit à petit attachée à Dolorès, jusqu’à ne plus pouvoir m’en détacher.
Des parents défaillants (chacun à sa façon), une agression subie alors qu’elle a treize ans : Dolorès part dans la vie avec un handicap certain.
Pourra-t-elle s’en sortir ? Comment ? Avec qui ? Et surtout, en aura-t-elle la volonté ?

Wally Lamb explore dans ce roman la capacité d’un être humain à faire face (ou non), à avancer (ou non) malgré les obstacles, et j’ai trouvé l’ensemble vraiment réussi.
Ce que j’ai apprécié est le fait qu’en dépit de tous les malheurs qui s’abattent sur elle, Dolorès n’est jamais réduite à une simple victime sur laquelle le lecteur devrait s’apitoyer, devrait pleurer.
Non, Dolorès est bien plus que cela, et c’est tant mieux.
Il y a dans son parcours de petits moments de bonheur, comme de petites éclaircies, et même des moments franchement heureux. Quelques petites touches de fantaisie judicieusement distillées dans le récit, sans oublier de l’humour : Dolorès est plus vraie que nature et c’est pour cela qu’on peut croire à son histoire, et que cette héroïne malgré elle nous émeut.

Un coup de chapeau à l’auteur, qui a si bien su se glisser dans la peau de ce personnage féminin, partager ses pensées, ses sentiments, nous la faire comprendre et finalement aimer.
Lorsqu’elle était lycéenne, dans le « carnet d’appréciations » dans lequel les camarades de classe écrivent de petits mots les unes sur les autres, Dolorès avait marqué sur sa page : « Gagne à être connue ».
Voilà qui résume parfaitement ce que je pense d’elle : oui, Dolorès gagne à être connue.

Joyce Carol Oates, Littérature américaine

Un livre de martyrs américains

Un livre de martyrs américains de Joyce Carol Oates, 2017


J’ai déjà lu tant d’ouvrages de Joyce Carol Oates que je pourrais me sentir blasée.
Oui, la grande dame de la littérature américaine enchaîne les réussites et je sais déjà tout d’elle, de sa capacité à prendre un sujet et l’étudier sous tous ses aspects, de son aptitude à créer des personnages marquants, de sa façon d’appuyer là où ça fait mal, de son talent pour fouiller l’âme humaine.
Elle ne peut plus me surprendre, non ?
Et pourtant…

Sur un thème ultra sensible, surtout aux États-Unis où il déchaîne les passions, Joyce Carol Oates a réussi une oeuvre magistrale.
Les meurtres de médecins pratiquant des avortements sont hélas fréquents outre-Atlantique et si une partie de la population s’en indigne, une autre les approuve.

Joyce Carol Oates ne cautionne rien, ne condamne rien non plus, elle se place en observatrice attentive et impartiale.
Avec le talent qui est le sien, le lecteur se doute d’emblée qu’il ne va pas perdre une miette de la situation, qu’il va tout connaître dans les moindres détails et qu’il va pouvoir étudier toutes les facettes d’un problème qui est bien moins manichéen qu’il ne semble de prime abord.
Tel un fabuleux grand reporter la grande dame de la littérature américaine vous donne accès à tout mais c’est à vous de réfléchir et, vu la qualité de ce que vous avez sous les yeux, la réflexion est riche et passionnante.

Deux hommes : le Docteur Augustus Voorhees, gynécologue exerçant dans une clinique dans laquelle sont pratiqués des avortements, et Luther Dunphy, membre d’une église intégriste. Le second va assassiner le premier.
Au-delà de ces deux hommes, deux familles dont la vie va se trouver bouleversée.
Au-delà de ces deux familles, le regard de la société américaine, et en particulier celui de la justice.
Restant admirablement neutre de bout en bout, Joyce Carol Oates creuse chaque personnage et donne à chacun sa part d’ombre et sa part d’humanité.
Par le biais de la fiction, elle se livre à une analyse à la fois sociale, politique et sociologique de la société américaine qu’elle aime tant disséquer.
Le lecteur ne peut rester extérieur au texte, il ne peut demeurer simple témoin de ce qui se joue sous ses yeux : la romancière l’entraîne dans un tourbillon de réflexions et d’interrogations qu’elle fait naître en lui.
Quelle habileté, quel talent !

Une lecture époustouflante, qui secoue, et dont l’onde de choc subsiste bien longtemps après que l’on a tourné la dernière page.
Des questions en pagaille qui vous trottent dans la tête. En particulier celle-ci : mais qui sont donc les martyrs ?
Les médecins assassinés ? Les futurs bébés « empêchés de naître » ? Les soldats de Dieu ?

Je ressors éblouie de ce roman.
J’ai aimé me faire bousculer, j’ai aimé m’interroger sans cesse, mais au milieu de tous ces questionnements, une certitude m’apparaît plus que jamais essentielle : chacun peut avoir des croyances et des convictions, religieuses ou autres, mais doit se garder de vouloir les imposer aux autres.
Nul n’a le droit de nuire à autrui pour la simple raison qu’il ne pense pas comme lui. Chacun doit rester à sa place de simple mortel uniquement de passage sur terre car n’oublions pas que « Pour finir, il n’y a que… le silence. le monde sans nous. »

Un livre prodigieux d’une écrivaine au sommet de son art.
Je ne peux qu’à nouveau poser la question : quand le jury va-t-il enfin décerner le prix Nobel de littérature à Joyce Carol Oates ?

Joyce Carol Oates, Littérature américaine

Reflets en eau trouble

Reflets en eau trouble de Joyce Carol Oates, 1992


Il fait nuit.
Une voiture quitte la route et tombe à l’eau ; le conducteur arrive à en sortir mais sa passagère sera retrouvée morte le lendemain.
Un accident.
Un banal fait divers comme il s’en produit tant.
Ce qui n’est pas banal, c’est l’identité du conducteur : le sénateur Ted Kennedy. C’est pourquoi ce drame fit couler beaucoup d’encre à l’époque (1969) et reste toujours dans les mémoires américaines des décennies plus tard.
Si vous ne connaissez pas cette histoire, je vous conseille de taper « affaire de Chappaquiddick » dans un moteur de recherche avant de démarrer votre lecture.
Ensuite, faites confiance à Joyce Carol Oates pour tout vous faire comprendre.

Le caractère éminemment dramatique de l’accident et ses circonstances assez floues ne pouvaient qu’inspirer la grande romancière qui rembobine en trente-deux petits chapitres la vie de la passagère.

On affirme communément qu’à l’approche de la mort on voit sa vie défiler : c’est ce qui arrive à la victime, qui se remémore des scènes de sa vie, depuis sa petite enfance jusqu’à sa rencontre toute fraîche avec le sénateur.
Par petites touches, Joyce Carol Oates brosse le portrait de la jeune femme, d’une façon en apparence un peu décousue, alternant faits importants ou anodins.
Mais tout est savamment calculé et les éléments s’assemblent parfaitement, comme les morceaux d’une mosaïque qui finit par donner une idée assez précise de qui était la malheureuse.

La grande dame de la littérature américaine ne prétend pas résoudre une affaire dont beaucoup de points restent obscurs mais en donne sa vision, tout en profitant pour mettre en avant certains thèmes qui lui sont chers, comme son opposition farouche à la peine de mort.
Plutôt coutumière des gros pavés, l’écrivaine fait ici dans le format court, mais arrive en très peu de pages à nous faire vivre le drame de l’intérieur en nous faisant partager l’angoisse de la claustration dans cette voiture qui prend l’eau inexorablement.
Le texte est resserré, mais le temps raconté semble très long au lecteur.
C’est sans doute ça, le talent !

Littérature américaine, Montagne

Quatre hommes sur l’Eiger

Quatre hommes sur l’Eiger de Jack Olsen, 1962


L’Eiger, sommet suisse de 3 970 mètres d’altitude. Une peccadille, pensez-vous peut-être.
Moins haut que le mont Blanc, et deux fois moins haut que l’Everest et ses 8 848 mètres.
Alors, qu’a-t-il donc cet Eiger ?
Une face nord, voilà ce qu’il a : la face nord la plus redoutable qui puisse exister. Parce qu’en matière d’alpinisme, la hauteur ne fait pas tout, loin de là.

Ici, la géométrie de la paroi, les avalanches et les chutes de pierres quasi permanentes, la météo imprévisible qui peut faire en un clin d’oeil du beau temps le plus sublime une tempête cauchemardesque font de cette face la plus meurtrière et la plus redoutée des alpinistes.
Voilà qui explique que : « Pendant des siècles, personne ne s’attaqua à la face nord de l’Eiger ; c’était un projet insensé. », comme l’écrit l’auteur.
Ou bien selon le journal zurichois Sport : « L’ascension de la face nord de l’Eiger est interdite. Ce n’est pas une interdiction des autorités de Berne. C’est un véto de l’Eiger lui-même, véto muet, mais que tous se doivent de comprendre. Si quelqu’un ne le comprend pas, c’est qu’il est sourd, et mérite d’être entraîné hors de la zone de danger exactement comme on éloigne un aveugle des rails du tramway vers le trottoir. »
Cet « ogre dévoreur d’alpiniste », comme l’appelle José Giovanni dans son excellente préface, ne donne pas vraiment envie, non ?

L’auteur a choisi de nous raconter une incroyable histoire qui s’y est déroulée en 1957. Deux cordées en difficulté, et un extraordinaire sauvetage.
Plus de cinquante bénévoles, des Français, des Italiens, des Allemands, des Polonais, dont les grands alpinistes Lionel Terray et Ricardo Cassin.
Une magnifique chaîne de solidarité.
Jack Olsen a fait un immense travail de documentation. Son livre est très complet, et l’on y trouve de nombreux éléments très intéressants de l’histoire de l’Eiger.
Mais ce qui fait, à mon avis, la grande force de l’ouvrage, c’est la construction du récit de l’accident et du sauvetage de 1957. Elle est remarquable, et l’on avance comme dans un roman policier. Car il y a eu des attaques, des critiques, des accusations, adressés aussi bien aux alpinistes qu’aux sauveteurs.
L’auteur a très bien su démêler le vrai du faux pour nous conduire vers la vérité.

Lisez ce livre pour comprendre toute l’affaire. Laissez-vous emporter sans risque (un luxe) dans cette paroi infernale, et vous pourrez juger par vous-même.
En ce qui me concerne, je partage l’avis de Lionel Terray : « Le sauvetage sur l’Eiger est un merveilleux exemple de ce que le courage, l’enthousiasme et la volonté peuvent faire. Ce fut également un grand succès pour la technique et une réussite sur le plan humain. Tout le reste n’est que commérage malveillant. »

Littérature américaine

La brodeuse de Winchester

La brodeuse de Winchester de Tracy Chevalier, 2019


J’adore Tracy Chevalier dont j’ai déjà apprécié de nombreux livres, comme par exemple La jeune fille à la perleÀ l’orée du verger, ou Prodigieuses créatures.
C’est toujours avec confiance que j’entame une nouvelle lecture.

À propos d’À l’orée du verger, j’avais écrit que les romans de cet auteur me faisaient toujours penser à un tissu dans lequel les fils de chaîne et de trame s’entremêlent parfaitement, Tracy Chevalier arrivant très habilement à intégrer la narration fictive dans un contexte bien réel.
Vu le sujet, c’est plus que jamais le cas ici : cet ouvrage est cousu de main de maître.

Tout commence lentement, très lentement même.
Qu’on ne se méprenne pas : je dis bien « très » et pas « trop », parce je ne me suis pas ennuyée une seconde.
Bien au contraire !
J’ai vraiment aimé que Tracy Chevalier prenne le temps d’installer son décor et de nous faire sentir l’atmosphère : le lecteur s’immerge ainsi tout en douceur dans le récit.
De toute façon, un démarrage tonitruant aurait été malvenu, tant le fond historique est gris et triste : les plaies de la Grande Guerre ne sont pas encore refermées tandis que le nazisme monte en Allemagne.

Chaque famille a été touchée, à des degrés divers. Violet, le personnage principal, a été durement frappée, ayant perdu un frère et un fiancé.
Elle va découvrir le cercle des brodeuses de la cathédrale de Winchester et son intégration dans le groupe va changer sa vie.
Je ne vous dirai rien de plus, à vous le plaisir de la découverte !

La brodeuse de Winchester est un merveilleux roman, beaucoup plus riche que ce que sa simplicité apparente pourrait laisser penser.
Tout à la fois roman social et roman historique, il nous fait également découvrir l’art minutieux de la broderie ainsi que l’art campanaire.
Tracy Chevalier se documente toujours énormément avant d’écrire, ce qui rend ses récits réalistes et passionnants. Au-delà de la narration, j’ai adoré découvrir le travail des brodeuses et celui des sonneurs de cloches.
Je n’ai maintenant qu’une envie en tête : aller à Winchester admirer les broderies qui décorent la cathédrale et dont on peut voir quelques photos sur le site de l’auteur :
https://www.tchevalier.com/a-single-thread-background/louisa-pesel-and-canvas-embroidery

Voilà un roman délicieusement anglais et très finement conçu. Brodé à petits points méticuleux : de la belle ouvrage, pour le plus grand plaisir du lecteur.
Je ne peux que vous encourager à plonger dedans, une bonne tasse de thé et une assiette de scones à portée de main.

J’adore Tracy Chevalier et mon fils le sait : merci Édouard pour ce merveilleux cadeau de Noël si bien choisi !