Littérature française, Société

Le livre de Liane

Le livre de Liane d’Agathe Lemaitre, 2023


Ce roman est inspiré d’une histoire vraie et sa lecture ne devrait laisser personne indifférent.
Il aborde un sujet grave dont on ne parle pas assez : le harcèlement scolaire.
Ce harcèlement concerne pourtant, selon les données officielles, environ 700 000 enfants et adolescents en France !
Peut-on continuer à ignorer froidement tous ces jeunes en souffrance ? Une souffrance si grande que parfois le suicide semble la seule solution pour la faire cesser.

Liane écrit des textes sur son ordinateur et tient un journal intime dont des extraits alternent avec le récit de sa soeur Louise.
Ce qu’elle dit est poignant car très révélateur de l’intensité de son mal-être. Par exemple : « Je suis malheureuse, mais je crois qu’après tout ce temps je me suis habituée à vivre ainsi. »
Après le suicide de Liane, Louise mène l’enquête pour comprendre comment sa soeur a pu en arriver là. Ce qu’elle va trouver est bouleversant.

Ce livre de Liane m’a profondément émue parce que les deux soeurs qui en sont les personnages principaux ont des personnalités très attachantes et que penser à tout ce que Liane a vécu est révoltant.
Mais surtout, ce livre a fait remonter en moi de vieux souvenirs.
Pour des raisons sur lesquelles je ne veux pas m’étendre, j’ai subi moi aussi des brimades et des méchancetés à répétition, un peu au collège mais surtout au lycée.
J’en ai beaucoup souffert et j’en garde encore des traces, principalement un manque total de confiance en moi et une méfiance instinctive dès que quelqu’un s’intéresse un tant soit peu à moi (Ça ne peut pas être sincère, non ? Il y a certainement de vilaines raisons cachées derrière ça…).
Je n’écris pas du tout ça pour me faire plaindre, certains ont vécu bien pire, et pour moi les conséquences sont bien moins graves que pour d’autres : je n’ai jamais songé au suicide et me débrouille tant bien que mal avec ce que je suis.
J’écris ça pour apporter ma modeste contribution, je ne suis malheureusement pas un cas isolé, loin s’en faut. Année après année les témoignages s’accumulent montrant à des degrés divers la détresse de bien des élèves, et combien d’adultes souffrent encore aujourd’hui de ce qu’ils ont vécu durant leur scolarité.

Le harcèlement scolaire est un sujet beaucoup trop négligé, auquel les enseignants, les chefs d’établissement et tous les personnels éducatifs devraient être sensibilisés. Il est inacceptable de laisser tant de jeunes en souffrance, encore plus inacceptable de rester les bras croisés devant le nombre d’élèves qui se suicident chaque année.
Le livre de Liane est à mettre entre toutes les mains, il devrait être lu par tous (élèves, parents, enseignants…), Agathe Lemaitre explique en fin d’ouvrage l’avoir écrit pour rendre hommage à sa soeur mais surtout pour que son exemple fasse réfléchir et contribue à éradiquer ce qui est un véritable fléau.

« Je l’affirme haut et fort : les mots peuvent tuer. […] Avec le temps et le recul, j’ai appris quelque chose. Les mots peuvent guérir, aussi. »
Alors, à nous tous de choisir les bons mots.
Pour conclure, je reprends ce que Nora Fraisse a écrit dans son ouvrage Marion, treize ans pour toujours. Ce qu’elle dit est tellement juste qu’il n’y a rien de plus à ajouter : « Quand un enfant de la République meurt de trop de souffrances à l’école, c’est chacun d’entre nous qui meurt, c’est notre jeunesse, notre avenir, notre pays ! On ne peut pas inscrire « Liberté Égalité Fraternité » au fronton des écoles et laisser des enfants se faire insulter ou maltraiter à l’intérieur. »

Société

Trop intelligent pour être heureux ? L’adulte surdoué

Trop intelligent pour être heureux ? L’adulte surdoué de Jeanne Siaud-Facchin, 2008


Très souvent, les personnes « normales » (si tant est que ce terme ait un sens) ont une fausse image des surdoués qu’ils jalousent ou qu’ils envient.
Ils pensent que ce sont des gens gâtés qui ont une vie facile du fait de leurs compétences hors normes.
Et pourtant…

« Intégrer la différence, toutes les différences, est aujourd’hui une volonté politique active et mobilisatrice. […] Tant mieux, bien sûr ! Et merci à cette société moderne qui a compris cette nécessité cruciale de faire une place à chacun. Mais je ne peux m’empêcher d’être souvent attristée de voir combien ceux dont la différence est invisible à l’œil nu, dont la différence ne ressemble pas d’emblée à un handicap, dont la différence suscite plus l’envie que la pitié, bref que tous ces surdoués qui souffrent en silence et cherchent seuls des solutions à leur différence ne soient jamais (trop rarement) pris en compte par notre société du XXIème siècle. La détresse de ces adultes et leur problème d’intégration, de vie parfois, devraient susciter, si ce n’est de la compassion, au moins de la compréhension. »

Ces quelques phrases résument bien tout le paradoxe de ceux qu’on appelle les « surdoués » et dont il est question dans ce livre.

Pour commencer, qu’est-ce qu’un surdoué ?
Avant tout, Jeanne Siaud-Facchin précise qu’elle n’aime pas trop ce terme et qu’au lieu de sur-don, il faut considérer qu’il s’agit d’un fonctionnement cérébral différent.
Elle aime bien utiliser le mot « zèbres », terme affectueux qui va bien à ces personnes à part.
Il n’y a pas de réponse unique à la question ci-dessus parce que les êtres humains sont variés et qu’il n’y a pas de « modèle » type de surdoué mais il y a quelques constantes dans le fonctionnement qui sont bien expliquées dans cet ouvrage très bien conçu.
Le découpage en nombreux chapitres et petits paragraphes facilite la lecture, d’autant que tout est écrit dans un langage précis mais très accessible.
Pas de grandes théories nébuleuses, pas de jargon : tout est clair dans ces pages.

L’une des premières idées qui ressort est qu’être « surdoué » n’est pas forcément une bénédiction.
Les personnes non concernées ont souvent des idées fausses et pensent qu’être surdoué ne présente que des avantages : avoir de grandes aptitudes rend la vie plus facile, de quoi va-ton se plaindre ?
Et pourtant, la situation n’est pas si simple : on peut avoir de grandes facilités dans certains domaines mais d’immenses difficultés dans d’autres.
Je suis bien placée pour le savoir.
Ne voyez surtout aucune forfanterie dans les propos qui suivent, je les écris seulement dans le but d’aider d’autres personnes qui pourraient être dans une situation similaire à la mienne.

J’ai des dons évidents pour les mathématiques dont j’ai fait mon domaine professionnel (enseignement en classes prépas, écriture de manuels scolaires, formations d’enseignants) et dans une moindre mesure pour les langues vivantes mais je ne me suis jamais considérée comme étant « surdouée », cette pensée ne m’a jamais effleurée.
D’abord parce qu’il me semble prétentieux de se proclamer « surdoué », un peu comme si l’on se sentait supérieur, ce qui n’est vraiment pas mon cas.
Ensuite parce qu’à côté de mes « talents » je suis un sac de nœuds.
Je trimbale depuis toujours plein de problèmes, plein d’angoisses.
Le monde me fait peur, les autres me font peur parce qu’il y a tellement de choses que je ne comprends pas : je me sens très souvent inadaptée.
Mon cerveau survolté ne me laisse aucun répit : comme le disent de nombreux témoins dans le livre, j’aimerais arriver à le débrancher, à faire cesser ce flux incessant d’idées qui m’envahissent et m’épuisent.
Ajoutez à cela que j’ai une sensibilité absurdement excessive et qu’un rien peut me faire terriblement souffrir.
Bref, je me sens plutôt sous-douée pour la vie, je me sens nulle et je vais mal, très mal.

Et voilà qu’un ami que je ne connais que depuis peu me met ce livre entre les mains.
Comment a-t-il deviné que j’étais concernée ? Sans doute parce qu’il est lui-même un zèbre et qu’il a vécu adulte la découverte de sa « différence ».
Je commence ma lecture et je prends coup sur coup : je me reconnais dans tellement de réflexions de l’auteur, dans tellement de témoignages qu’elle présente.
Je lis lentement, très lentement parce qu’il me faut prendre le temps d’encaisser ces coups et de digérer toutes les informations mais cette lecture, je le sens rapidement, va changer ma vie.
Et elle l’a changée !
Je ne me sens plus seule et à cinquante-huit ans, je commence enfin à comprendre qui je suis… il était temps !
Je comprends que ces pensées incontrôlables qui me traversent sans arrêt l’esprit ne sont pas un signe de folie (je commençais vraiment à me poser des questions) mais le résultat du fonctionnement de mon cerveau. Que c’est physiologique.
Je comprends que je fais partie des « surdoués » et qu’il faut que j’apprenne à vivre avec cette différence, à l’apprivoiser, afin d’en faire une force et non une malédiction que je subis vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Je comprends pourquoi beaucoup de gens (y compris des proches…) me disent que je suis fatigante, que je les épuise, qu’ils ne me supportent plus ; je comprends pourquoi certains me traitent de folle.
Je comprends que je dois voir le monde différemment et que je dois changer des choses dans ma vie pour aller mieux.
Cette lecture est arrivée au moment où j’étais au fond du gouffre, complètement désespérée. Elle m’a ouvert une porte, elle m’a fait voir la possibilité d’un avenir meilleur.
Si tout n’est pas encore résolu, les souffrances que j’ai décrites appartiennent définitivement au passé. Ma vie est transformée.

Si j’ai rédigé cette petite chronique en y incluant tant de choses personnelles, c’est dans le seul but d’être utile.
Pour moi, ce livre a été une bénédiction, une bouée de sauvetage.
Il pourrait être utile à d’autres : il ne résout pas tout mais amène une prise de conscience et constitue un excellent point de départ vers d’autres réflexions à mener bien accompagné.
Accompagnée, je le suis formidablement, et c’est pour ça que je ne dis plus « je vais mal, très mal » mais « j’allais mal, très mal » et que j’arrive maintenant à dire « je vais bien ».

Vous pouvez, comme moi, être concerné sans le savoir, vous pouvez avoir quelqu’un dans votre entourage qui est concerné : je conseille à tous cette lecture.
Avant la rédaction de ce livre, Jeanne Siaud-Facchin en avait écrit un autre consacré aux enfants : L’enfant surdoué : l’aider à grandir, l’aider à réussir. Je ne l’ai pas encore lu mais s’il est de la même qualité, il devrait être lu par tous les enseignants et tous les parents.
Si l’on peut éviter toutes ces souffrances, c’est quand même mieux, non ?

Littérature française, Société

Rééducation nationale

Rééducation nationale de Patrice Jean, 2022


Vous pensez que les heures de natation scolaire ont pour but d’apprendre aux élèves à nager ?
Que nenni ! D’après les programmes officiels, il s’agit de « traverser l’eau en équilibre horizontal par immersion prolongée de la tête ».
Vous pensez qu’en cours de sport on exerce les enfants à courir ?
Tss ! On leur fait « créer de la vitesse ».
Vous pensez que le but des cours d’anglais ou de toute autre langue étrangère est de savoir comprendre et s’exprimer ?
Vous êtes bien naïfs ! Il s’agit d’ « aller de soi et de l’ici vers l’autre et ailleurs ».
Si !

Serait-ce trop demander que d’avoir des programmes rédigés en langage clair, simple et compréhensible par tous ? Manifestement, oui.
Ce jargon permet à nos grands penseurs pédagogues qui ont conduit l’éducation nationale française dans le gouffre de se donner de l’importance ; il permet à ces Diafoirus de se pavaner et de tenter de faire croire qu’ils sont dans de hautes sphères intellectuelles, alors que sous leur férule les élèves français sont devenus d’un niveau affligeant dans toutes les matières.
Quelle escroquerie !

Je suis ravie que Patrice Jean les ridiculise si bien dans cet ouvrage. Parce qu’ils le valent bien.
Merci monsieur pour ces moqueries salutaires ! Pour cette satire jubilatoire qui pourra paraître exagérée à ceux qui n’ont jamais fréquenté une « salle des profs » mais dans laquelle les autres, dont je fais partie, reconnaîtront des situations vécues.

Ce texte tout en ironie m’a ravie et m’a fait glousser de rire à de nombreuses reprises.
Pendant cette courte lecture j’ai oublié un moment la tragédie du réel et me suis laissée embarquer avec bonheur dans cette fiction réjouissante.
Merci Patrice Jean !
Une bonne idée de cadeau à faire à tous vos amis enseignants.

Voilà mon avis.
Vous pouvez vous arrêter de me lire ici, la suite ne vous apprendra rien de plus puisque je ne veux rien dévoiler de l’histoire, préférant vous laisser le plaisir de la découverte.
Mais je tiens à saisir l’occasion de m’exprimer au sujet de l’enseignement en France.
Voici donc mon gros coup de gueule.

Quiconque n’a jamais enseigné en France et n’a jamais lu les programmes de notre éducation nationale passe à côté de myriades de perles.
Une précision : je sais que l’on doit écrire le nom de ce merveilleux ministère avec des majuscules, ce n’est pas une erreur de ma part de ne pas le faire.
Cette « omission » n’en est pas une, elle volontaire.
Des majuscules, ça se mérite ! Et ce nid de pédagogistes rivalisant de théories fumeuses et néfastes ne le mérite en aucun cas.
Quand les petits écoliers français sauront lire, écrire, compter, raisonner, réfléchir, etc. bref, quand au lieu de les abrutir on les instruira de nouveau, alors je remettrai les majuscules.
Ce n’est malheureusement pas près d’arriver…

Que l’on cesse de vouloir faire faire aux élèves une « mise en écriture dialoguée, ancrée dans une situation d’énonciation familière à l’apprenant » avec le résultat que l’on connaît − niveau d’orthographe et de syntaxe à pleurer, vocabulaire ultra réduit, incapacité à rédiger − et qu’on revienne à l’enseignement précis et rigoureux de notre langue, qui est la base de tout !
Sans cela, on condamne les enfants à l’ignorance, on les condamne à ne pas comprendre ce qu’ils lisent et à ne pas savoir s’exprimer correctement.
On les condamne également à ne pas pouvoir vraiment faire de mathématiques : eh oui, les mathématiques ne sont pas qu’affaires de « chiffres » mais de logique et de raisonnements qu’il est impossible de mener sans maîtrise fine du langage.

Je me souviens d’une époque (lointaine) où j’étais écolière.
Je me souviens de journées de travail en classe. D’heures entières au cours desquelles j’apprenais de la grammaire et du vocabulaire, où j’étudiais l’orthographe à l’aide de règles et d’exercices, où je lisais des livres écrits en bon français et mémorisais des poésies.
Je me souviens de tout cela… et j’en ai d’excellents souvenirs !
Adulte, je suis consciente que c’est grâce à ce travail que je peux m’exprimer, que je peux lire des ouvrages exigeants, que je peux penser et confronter ma pensée à celles des autres.
Bref, c’est grâce à ces années formatrices que je suis qui je suis et que je suis libre.
Pour terminer ce tableau, j’ajoute que j’étais dans un quartier relativement privilégié, mais que tous les enfants ne baignaient pas forcément dans la culture chez eux, et que c’est grâce à l’école / au collège / au lycée que certains ont pu acquérir culture et instruction qu’ils n’auraient jamais pu acquérir ailleurs.
Que certains ont fait de brillantes études bien que venant d’un milieu très modeste.

J’éprouve une haine viscérale envers tous ceux qui ont oeuvré depuis des années à la destruction de notre système d’enseignement qui n’était certainement pas parfait mais qui permettait à des enfants défavorisés de s’en sortir, chose qui est totalement impossible aujourd’hui.
Et ce sont les mêmes, ne reculant devant aucune hypocrisie, qui dénoncent le caractère inégalitaire de notre enseignement ! Qui dénoncent la panne du fameux « ascenseur social » !
Ils font semblant de s’indigner des effets que leur politique a produits.
Bande de @$% !

Histoire, Société

L’enfance du crime

L’enfance du crime de Pierre Lassus, 2008


Pierre Lassus est psychothérapeute. Dans cet essai, il nous offre une plongée dans le monde des criminels. Non pas par voyeurisme malsain, mais pour essayer de comprendre l’origine de leur comportement déviant. Et son verdict est sans appel : « Il n’existe pas de criminels ayant eu une enfance heureuse. »
Pour étayer sa théorie, l’auteur l’illustre de très nombreux exemples.

Dans une première partie intitulée « Criminels », il retrace l’enfance d’un grand nombre de criminels, qu’il classe en deux catégories : les « criminels ordinaires », tels Ted Bundy ou Guy Georges et les « criminels d’état » comme Adolf Hitler ou Ivan le Terrible.
Dans chacun des portraits, il analyse l’enfance du sujet, et ce qu’il nous raconte est toujours saisissant.
La seconde partie est intitulée « le déni et le soin ».
Le déni c’est, nous dit-il, ce triple refus de voir la réalité : de la part du coupable (ça se comprend !), de la victime (trop sidérée pour admettre l’ampleur de ce qui lui arrive), mais aussi des observateurs (les actes commis sont souvent si barbares qu’on ne peut accepter l’idée qu’ils aient été commis par un être humain).

Dans les dernières pages, Pierre Lassus évoque les soins, mais avant tout la prévention.
Il plaide de manière fort convaincante la cause des enfants, qui selon lui doivent à tout prix être protégés des adultes, lorsqu’ils sont défaillants, fussent-ils leurs parents. Des parents à qui il va jusqu’à refuser ce titre de « parents », ne leur accordant que l’appellation de « géniteurs ».
Pierre Lassus se place sans ambiguïté du côté des enfants : « On pourrait alors en finir avec ce maintien imposé des liens entre les parents criminels et les enfants victimes, avec ces visites « médiatisées » de la petite violée à son « papa » incarcéré, avec ces rencontres en terrain « neutre » et sous le regard supposé vigilant d’intervenants sociaux (il faut quand même bien empêcher des passages à l’acte dans le cadre de l’institution sociale) entre des petits apeurés et leurs ex-tortionnaires. Toutes ces pratiques n’ont en fait d’autres justification que le « droit » des parents, et elles ignorent résolument le « droit » des enfants à être protégés, à grandir en paix, loin des menaces et des manipulations perverses. « 

Un essai assez complet, qui ouvre de nombreuses pistes de réflexion. Une lecture que j’ai trouvée très enrichissante.

Littérature congolaise, Société

La force des femmes

La force des femmes de Denis Mukwege, 2021


Culture, intelligence, lucidité, ouverture d’esprit, bonté, empathie, humanité, détermination, et j’en oublie certainement : Denis Mukwege est un homme exceptionnel.
Gynécologue, il a choisi de consacrer sa vie professionnelle à soigner les plus faibles, les plus vulnérables : les femmes victimes de viols et de violences sexuelles, dommages collatéraux de conflits haineux dans son pays, la République démocratique du Congo.
Des femmes meurtries physiquement et psychologiquement après les horreurs qu’elles ont subies.
Des femmes qui souffrent de blessures d’intensités telles qu’elles ne guériront sans doute jamais complètement.
Des femmes qui disent souvent : « Ils m’ont tuée. »
Denis Mukwege et son équipe pluridisciplinaire mettent tout en oeuvre pour les amener le plus loin possible sur le chemin d’une reprise de vie.

Partant du problème spécifique de son pays, l’auteur élargit son propos à d’autres, parce que malheureusement les exemples ne manquent pas dans le monde.
Il ne se contente pas d’aborder l’aspect médical, mais essaie de sensibiliser à une multitudes de problèmes que rencontrent les femmes.
Son expérience et les nombreuses rencontres qu’il a faites lui donnent une large vue d’ensemble et lui permettent de livrer une analyse d’une grande richesse.
Histoire, économie, politique, géopolitique, sociologie : il y a vraiment matière à réflexion dans cet ouvrage dont la lecture n’est pas facile tant sont nombreux les exemples bouleversants qui ne sont pas du tout édulcorés.
Une lecture difficile mais indispensable : fermer les yeux n’a jamais fait disparaître la réalité et s’informer de certaines atrocités est un devoir moral parce que c’est la connaissance qui nous permet d’agir, chacun à notre niveau, ou au moins de soutenir ceux qui agissent en première ligne.

La force des femmes est un très beau titre en hommage aux femmes qui ont été soignées par l’équipe du docteur Mukwege et plus généralement à toutes les femmes qui souffrent mais trouvent le courage de résister et d’aller de l’avant.
Oui, les femmes savent être fortes, mais, de cette lecture, je retiens surtout la force d’un homme qui s’est levé contre les injustices faites dans son pays et ailleurs à la moitié de l’humanité.

Denis Mukwege est un homme rare, un homme précieux.
Un vrai féministe qui ne gaspille pas son temps à militer en faveur de l’écriture prétendument inclusive ou autres stupidités inutiles, mais lutte concrètement pour de vraies causes, pour réellement améliorer la condition des femmes à travers le monde.
Un homme engagé, au péril de sa tranquillité, et même de sa vie.
Un homme fort justement récompensé par le prix Nobel de la paix en 2018.
Je mesure l’immense privilège que fût le mien d’avoir pu le rencontrer grâce à Babelio et aux éditions Gallimard.
Sa personnalité puissante et lumineuse fait de ce livre une magnifique lecture malgré le contenu si sombre. La justesse des combats et la détermination avec laquelle ils sont menés forcent l’admiration et offrent un rayon d’espoir au milieu des ténèbres.

Dès qu’il prend la parole, Denis Mukwege dégage à la fois une grande douceur et une force inébranlable : voilà une rencontre que je ne suis pas près d’oublier.
Merci !

Littérature française, Société

Le droit d’emmerder Dieu

Le droit d’emmerder Dieu de Richard Malka, 2021


Voici la plaidoirie que l’avocat Richard Malka avait préparée pour le procès des attentats de janvier 2015 au cours desquels, entre autres, la rédaction du journal Charlie Hebdo fut décimée.
Compte-tenu de différents éléments liés au Covid (reports d’audience, port du masque qui entrave celui qui s’exprime et l’empêche de saisir complètement les réactions sur les visages de ceux qui l’écoutent…), Richard Malka a dû écourter ce qu’il avait prévu de dire.
Il a choisi de publier ici dans son intégralité le texte qu’il avait rédigé.

Cela fait longtemps que j’admire Richard Malka.
L’homme de convictions, toujours souriant même lors des combats les plus acharnés, et chez qui on sent un véritable humanisme.
L’avocat qui n’hésite pas à défendre les cas difficiles et dangereux, comme Mila.
Vous savez, Mila, cette jeune fille qui ne peut plus vivre une vie normale, qui est sous protection et qui n’a pas de réel avenir. Mila condamnée à vivre recluse par une meute haineuse parce qu’elle aurait « blasphémé » !
Si beaucoup l’ont oubliée, moi non, et penser à elle me fait toujours aussi mal au ventre.
Mila qui pourrait être ma fille. Mila emmurée vivante par des « croyants » pour quelques propos grossiers, sans que ça n’ait l’air d’émouvoir grand monde. Je ne compte plus les « oui, mais… » que j’ai entendus autour de moi, y compris de gens proches, et j’enrage de voir que la France n’a pas été capable de faire bloc pour la défendre.
Pour rappeler que dans notre pays la critique des religions n’est pas illégale, fût-elle grossière.

Le titre de cet ouvrage interpelle et rappelle l’essentiel : on ne doit pas « emmerder » ses voisins, mais on peut « emmerder » leurs religions, leurs Dieux, leurs croyances. Que cela leur plaise, ou non. Et quiconque exerce ce droit n’a pas à être inquiété pour cela.
Merci à Richard Malka de le rappeler si clairement dans ce texte dont la lecture fait à la fois un mal terrible et un bien fou.

Un mal terrible.
Par le sujet, évidemment. Je ne connaissais personnellement aucune des personnes décédées mais cela ne m’empêche pas, en tant qu’être humain, de me sentir touchée en plein coeur et de ressentir un profond désarroi doublé d’un vif sentiment d’horreur à l’idée que des individus aient pu avoir tant de haine en eux qu’ils ont été capables d’abattre froidement des gens qui leur étaient inconnus.

Un bien fou.
Par les prises de position de Richard Malka. Quel courage et quelle lucidité ! Ainsi, il existe encore sur cette terre qui tourne de moins en moins rond des hommes capables d’analyser, d’argumenter et de rester droits dans leurs bottes, de dire encore et toujours la vérité quand tant d’autres n’osent plus ou à peine du bout des lèvres… quand ils ne hurlent pas avec la meute dans le sens du vent.

L’idée principale de la plaidoirie, à laquelle toute personne sensée ne peut qu’adhérer est celle que j’ai déjà évoquée et qui est résumée par le titre : si nous devons respecter les personnes, nul devoir de respect ne doit être imposé envers des idées, des religions ou des idéologies.
Nous avons le droit de les critiquer, de les moquer, de les caricaturer.
Ce droit est absolu et, en France, personne ne peut ni ne doit nous le contester. Faute de quoi, ce sont les fondements même de notre société qui seraient sapés.
La France est un pays laïc, un pays de liberté, et Richard Malka fait partie de ceux qui sont prêts à se battre contre vents et marées pour qu’elle le reste.

Dans une partie intitulée « L’histoire des caricatures » l’avocat se fait historien et remonte le fil des événements qui ont conduit à l’hécatombe de Charlie Hebdo.
Nous avons tous entendu parler de ces fameuses caricatures publiées dans un journal danois. Ce qui est moins connu est l’enchaînement des faits qui suivirent et que Richard Malka détaille.
Il dénonce certains imams qui ont volontairement mis de l’huile sur le feu en adjoignant aux caricatures réellement publiées trois autres dessins très provocateurs et destinés à choquer particulièrement : « Cette escroquerie a été commise par des imams danois de la mouvance des Frères musulmans essentiellement, avec quelques salafistes. »
Qui sème le vent récolte la tempête : les résultats ne se sont pas fait attendre, des populations entières se sont embrasées, et la volonté de punir ceux qui avaient osé faire ça s’est fortement exprimée.
Jusqu’au passage à l’acte.
Parce qu’en excitant volontairement les foules, on sait qu’inévitablement certaines personnes réagiront plus fortement et pourront aller jusqu’au meurtre.
Là, on est loin, très loin, d’une religion de paix et d’amour ! On est en plein dans la haine la plus féroce et le désir fou de tuer.
« Escroquerie » : Richard Malka ne mâche pas ses mots, et il a bien raison. De quel autre terme qualifier une falsification des faits commise dans le but d’exciter et d’amener à commettre des attentats ?
Surtout de la part de responsables religieux.
Et surtout quand on voit les résultats de cette escroquerie.

La plaidoirie est vraiment très complète et, par sa hauteur de vue, permet une réelle réflexion.
Dans une partie l’avocat nous raconte l’histoire du blasphème, dans une autre l’histoire de Charlie, ou celle des accusés.
Puis vient celle intitulée « Ceux qui ont soufflé sur les braises » et là, j’ai souvent eu envie de hurler.
Devant la lâcheté des propos rapportés, devant l’absence totale de scrupules de certains politiques qui par intérêt ou clientélisme les ont tenus. Tout donne envie de vomir tant c’est abject. Pour obtenir le « vote musulman », que de bassesses, que de compromissions ! Venant de tous horizons.
Lisez et vous découvrirez, mais attention : munissez-vous d’une bassine ou d’un de ces sacs que l’on trouve dans les avions.

Le droit d’emmerder Dieu est une lecture essentielle.
La plaidoirie est à l’image de celui qui l’a écrite : lucide, courageuse, cohérente, intelligente et déterminée.
Chapeau bas !

Le temps du combat est venu, la guerre idéologique nous a déjà été déclarée.
Foin de la politique de l’autruche : fermer les yeux, tergiverser (ou pire : nier), ne fera pas disparaître le danger, bien au contraire.
Une prise de conscience collective est indispensable, il en va de la survie de notre société. Il en va de notre survie.
« C’est aujourd’hui qu’il faut se battre, aujourd’hui que cela se joue. »
Merci, Maître, de vous battre pour nous tous, et puisse votre livre déclencher une prise de conscience auprès de ceux qui n’ont pas encore suffisamment compris que nous devrions tous vous rejoindre dans ce combat vital.

Littérature française, Société

Insoumission française

Insoumission française de Sonia Mabrouk, 2021


Sonia Mabrouk ?
Je connaissais la journaliste pugnace, je découvre une analyste rigoureuse et lucide.
Son essai est très court, mais en dix petits chapitres percutants elle dresse un tableau réaliste de l’état de la société française dans lequel elle explique les principales menaces qui pèsent sur notre pays et esquisse des réponses à y apporter.

Que cela fait du bien de lire sous sa plume à peu près tout ce que je pense !
En fait, ce que de nombreuses personnes pensent. Parce qu’en discutant ici ou là avec des amis, des voisins ou des gens que je ne connais pas (le marché est un excellent lieu de discussion, que ce soit avec les maraîchers ou avec les autres clients), je me rends compte que de nombreux constats qui sont de simples constats de bon sens sont très largement partagés.
Le problème est que la majorité, composée de personnes plutôt paisibles, est souvent silencieuse, alors que les opinions minoritaires sont fréquemment portées par des gens assez excités et jusqu’au boutistes. En caricaturant à peine, on peut dire qu’on n’entend qu’eux, qu’ils imposent leurs opinions, et que quiconque ose penser différemment est aussitôt affublé de tous les termes les plus insultants : xénophobe, raciste, islamophobe, fasciste et j’en passe.
Et sommé de se taire.
Il n’y a plus de discussions possibles, ceux qui s’opposent à la doxa bienpensante sont bâillonnés. Il n’y a qu’à regarder la plupart des émissions de télévision pour s’en rendre compte.
On peut aussi observer ce qui se passe dans la plupart des universités ou écoles dites « grandes » où le débat contradictoire est impossible et où de nombreuses personnalités ont interdiction de s’exprimer.
Drôle d’époque !
Enfin, drôle est une façon de parler, parce que je ne trouve rien de drôle dans tout cela.
C’est intellectuellement affligeant, parce que le débat d’idées est important pour nourrir la réflexion et c’est inquiétant pour notre société qui devient totalitaire.
Et le bon peuple est prié de penser qu’on le protège des mauvaises pensées. Non, c’est pire : il est prié de ne plus penser du tout.
Pour cela, je pense que la crise du covid a fortement accéléré le mouvement et qu’elle arrange bien des dirigeants… et c’est pour cette raison que certains ne sont pas trop pressés d’en sortir.
Métro, boulot, dodo, Netflix et matchs de foot… quel beau programme lénifiant !

Dans son essai, Sonia Mabrouk démonte certaines pensées que l’on voudrait nous imposer, elle analyse, elle explique et donne quelques arguments pour s’y opposer.
Non conventionnelle, elle dérange. Le flot d’insultes qu’elle reçoit quotidiennement sur les réseaux dits « sociaux » le prouve.
Elle dérange car elle nage un peu à contre-courant dans une profession où il est de bon ton de rester dans la bienpensance martelée à longueur de journée.
Elle dérange quand en tant qu’immigrée d’origine tunisienne elle dit aimer la France. Eh oui, à notre époque folle, c’est mal vu !
Elle a sa liberté de penser, sa liberté de ton et une façon bien à elle d’interroger les politiques qu’elle déstabilise en refusant les faux-fuyants et la langue de bois.

Dans une civilisation qui se délite et fonce droit vers des abimes de stupidité, cette lecture m’a fait du bien.
Elle offre un rayon d’espoir et prouve qu’il reste encore un peu d’intelligence dans ce pays où les lumières semblent bien éteintes.
Sonia Mabrouk n’a pas peur de dire haut et fort son amour de la France, de sa civilisation, de son histoire. Pas un amour béat, mais un amour réfléchi, rationnel.
La France n’est pas parfaite et de toute façon, aucun pays ne l’est. Mais si l’on reste objectif et que l’on ouvre les yeux sur le monde, on se rend compte que la France n’est vraiment pas le pire endroit où vivre.
Surtout lorsque l’on est une femme.
Je suis entièrement d’accord avec le thème de fond de cet essai : nous devons nous battre pour que la France reste un pays où il fait bon vivre, un pays où les femmes sont respectées, un pays de liberté.

Avant tout, une prise de conscience collective est indispensable, et ce livre peut y contribuer.
L’actualité récente qui a vu un policier se faire froidement abattre parce qu’il dérangeait un deal de drogue et une femme se faire immoler par un barbare obscurantiste montre que la tâche est rude mais devrait collectivement nous motiver.
Nous ne pouvons plus rester les bras croisés, il en va de notre civilisation, de notre survie.

Je ne suis pas forcément d’accord avec tout de A à Z dans cet essai, mais j’approuve la démarche et la majeure partie de ce qui est écrit.
Et je salue le courage de Sonia Mabrouk !
Elle lance un appel au peuple français : le temps de l’insoumission est venu. (La véritable, pas celle d’un certain parti…)

Je suis prête.

Littérature française, Société

Bas les voiles !

Bas les voiles ! de Chahdortt Djavann, 2003


« J’ai porté dix ans le voile. C’était le voile ou la mort. Je sais de quoi je parle. »
Oui, elle sait de quoi elle parle, Chahdortt Djavann, et elle en parle très bien. En des termes clairs et précis.
Chahdortt Djavann a vécu en Iran où elle a connu l’arrivée de Khomeyni au pouvoir et le basculement dans le fondamentalisme religieux. Elle qui a été élevée dans un milieu intellectuel et ouvert d’esprit, « dans l’amour des livres et la détestation des mollahs », est obligée de remplacer la lecture des grands auteurs français (subversifs sans doute) par celle du Coran.
Elle est également obligée de se voiler.
Ayant fui l’Iran, elle arrive en France en 1993, sans parler le français, langue qu’elle apprend sur le tas et en lisant de grands auteurs, en version originale cette fois. Avec succès puisqu’elle écrit désormais directement en français.

L’objet de ce pamphlet est clair, le titre l’annonce : l’auteur est une farouche pourfendeuse du voile.
Ce n’est pas le premier texte que je lis sur ce sujet qui m’intéresse et qui mérite que l’on y réfléchisse en profondeur, loin des petites phrases ou petits slogans réducteurs et sans contenu que l’on peut entendre ici où là, de la part des pro-voile comme des anti-voile.
Le débat devient souvent hystérique entre partisans des deux camps, chacun prétendant détenir LA vérité, mais si l’on réfléchit bien, que savent-ils tous ceux qui pérorent à qui mieux mieux sans y connaître grand-chose ?
« Qui a le droit d’en parler ? » interroge Chahdortt Djavann. Question à laquelle elle apporte une réponse très simple : seuls celles qui subissent ou ont subi le voile sont qualifiées pour le faire. Pour les autres, il ne peut s’agir que d’une vue de l’esprit.
Quelques lignes cinglantes, dont je recopie une partie à la fin de cet avis remettent à leur place ceux qui prétendent s’exprimer alors qu’ils n’ont pas la légitimité pour le faire.

Le voile n’est pas un vêtement ordinaire. Ce n’est pas un simple bout de tissu. Ce n’est pas une simple marque de piété.
C’est une prison physique et psychique.
C’est un signe fort de l’infériorité de la femme.
Imposé aux fillettes, il les conditionne dès le plus jeune âge : tu es impure, tu ne vaux rien, tu dois être soumise à l’homme.
Chahdortt Djavann explique, analyse et surtout démontre, arguments (historiques, politiques et religieux) à l’appui : voilà la force de ce texte.
« Le voile définit la femme psychologiquement, socialement, sexuellement et juridiquement comme sous-homme. »résumera-t-elle dans un roman paru ultérieurement.

Il est honteux qu’en France nombre de personnes se prétendant « féministes » ne s’attaquent pas à ce problème. Si seulement ce petit monde mettait autant d’énergie à combattre le voilement des fillettes (que l’auteur assimile à juste titre à de la maltraitance) qu’il en met à vouloir imposer des stupidités telles que l’écriture inclusive !
Au passage, ces féministes de pacotille feraient bien de s’attaquer aussi à cette barbarie qu’est l’excision et dont la pratique est en augmentation.
Cette abjection. En France en 2020. Oui !
J’ai honte pour mon pays : « patrie des droits de l’homme », « pays des Lumières », semblent désormais des coquilles vides.
J’ai honte de voir que personne ou presque ne s’émeut de ces atrocités infligées à des fillettes sans défense. J’ai honte de voir que quand une voix (timide) tente de se faire entendre dans l’assourdissant silence complaisant, son propriétaire se fait aussitôt traiter d’intolérant, de raciste, d’islamophobe, quand ce n’est pas directement de fasciste, voire de nazi.
Mais, bon sang ! Il n’est pas question de race ou de religion ici : il s’agit d’une barbarie que l’on interdirait si elle se pratiquait sur les animaux !

Ce livre a été écrit en 2003, et il n’a malheureusement pas pris une ride.
Un livre fort de la force de celle qui a vécu et s’est libérée.
Un livre à lire et à méditer. Un livre à faire lire autour de soi.
Ceux qui « soutiennent » les femmes voilées en France, que ce soit par « esprit de tolérance » ou par intérêt politique et clientélisme électoral, ceux qui le font au nom de la « liberté de choix », ne font que les maintenir dans la condition d’êtres inférieurs et de sous-citoyens dans laquelle certains veulent les enfermer.
Ils ne font pas le bien : ils nuisent.
Foin d’angélisme, du réalisme !

« Certains intellectuels français parlent volontiers à la place des autres. Et aujourd’hui voilà qu’ils parlent à la place de celles qu’on n’entend pas − la place que tout autre qu’elles devrait avoir la décence de ne pas essayer d’occuper. Car ils continuent, ils signent, ils pétitionnent, ces intellectuels. Ils parlent de l’école, où ils n’ont pas mis les pieds depuis longtemps, des banlieues où ils n’ont jamais mis les pieds, ils parlent du voile sous lequel ils n’ont jamais vécu. Ils décident des stratégies et des tactiques, oubliant que celles sont ils parlent existent, vivent en France, pays de droit, et ne sont pas un sujet de dissertation, un produit de synthèse pour exposé en trois parties. Cesseront-ils jamais de paver de bonnes intentions l’enfer des autres, prêts à tout pour avoir leur nom en bas d’un article de journal ?
Peuvent-ils me répondre ces intellectuels ?
Pourquoi voile-t-on les filles, seulement les filles, les adolescentes de seize ans, de quatorze ans, les fillettes de douze ans, de dix ans, de neuf ans, de sept ans ? Pourquoi cache-ton leur corps, leur chevelure ? Que signifie réellement voiler les filles ? Qu’est-ce qu’on essaie de leur inculquer, d’instiller en elles ? Car au départ elles n’ont pas chois d’être voilées. On les a voilées. Et comment vit-on, habite-t-on un corps d’adolescente voilée ? Après tout, pourquoi ne voile-t-on pas les garçons musulmans ? Leur corps, leur chevelure ne peuvent-ils pas susciter le désir des filles ? Mais les filles ne sont pas faites pour avoir du désir, dans l’islam, seulement pour être l’objet du désir des hommes. »

Littérature française, Société

Tout s’est bien passé

Tout s’est bien passé d’Emmanuèle Bernheim, 2013

Ce livre n’est pas une grande oeuvre littéraire, l’écriture est sans fioritures, familière, presque banale. Mais son intérêt n’est pas là.
Par son sujet douloureux et universel, il nous pousse à réfléchir.
Que ferais-je si un proche diminué ou condamné exigeait que je l’aide à en finir ?
Et pour moi-même ? Oserais-je formuler cette terrible demande ? Et surtout : quelqu’un serait-il prêt à l’entendre et à y accéder ?
Un thème que nul ne peut esquiver parce que chacun de nous est susceptible de se trouver dans la situation d’Emmanuèle Bernheim ou de son père : celui qui exprime la demande ou celui qui la reçoit. Parce que personne ne peut être certain d’avoir une fin de vie paisible.

Ce texte est dérangeant parce qu’il nous bouscule dans notre petit confort et nous ramène brutalement à une réalité que nous préférerions éviter : il nous rappelle sans ménagement que nous sommes tous mortels et ça, même si nous le savons, nous préférons ne pas y penser.
Emmanuèle Bernheim nous raconte la fin de vie de son père, et son livre m’a touchée. Parce qu’à travers sa simplicité, on le sent authentique. Pas de grands effets tire-larmes, non, mais un récit sans fard dont la sincérité m’a émue.
Emmanuèle Bernheim ne cherche pas à enjoliver, elle nous raconte les événements tels qu’elle les a vécus.
Qu’il a dû être difficile d’accepter la demande d’un père, certes diminué, mais sans souffrance physique excessive. Un père à très forte personnalité qui a toujours voulu tout maîtriser dans sa vie… et qui veut tout contrôler jusqu’au bout. Qui veut absolument anticiper et ne pas laisser arriver le moment où il ne pourra plus être maître de son destin.
Oui, cela a dû être terriblement difficile, voire insupportable. Mais avec sa soeur, Emmanuèle Bernheim a fait face.
Un récit fort dans lequel les relations familiales sont très bien mises en lumière : Emmanuèle et sa soeur d’une part, les deux soeurs face à leur père d’autre part.
Finalement, au-delà de la mort du père, c’est de la vie que ce livre nous parle.

Littérature américaine, Société

Vies ordinaires en Corée du Nord

Vies ordinaires en Corée du Nord de Barbara Demick, 2009

vi.jpg

Que la Corée du Nord soit l’une des pires dictatures de la planète, où chacun est susceptible à tout moment d’être arrêté et interné, nous ne pouvons pas l’ignorer. Certains témoignages édifiants de réfugiés nous ont fait découvrir toute l’horreur des camps nord-coréens. (On peut lire à ce sujets les livres, durs mais nécessaires, Rescapé du camp 14 et Les aquariums de Pyongyang)
Mais comment vivent les gens « ordinaires » en Corée du Nord ? De quoi est fait le quotidien des simples citoyens habitant les villes ou la campagne ?
C’est à ces questions que répond Barbara Demick dans son livre.
À travers les témoignages de six réfugiés qu’elle a rencontrés alors qu’elle était correspondante du Los Angeles Times à Séoul, elle dresse un portrait saisissant de la vie en Corée du Nord.
Dans ce pays, tout est surveillé, tout est contrôlé. Les libertés sont quasiment inexistantes : on ne choisit pas son lieu d’habitation, on ne choisit pas son travail, on ne choisit pas qui l’on épouse.
Et naturellement, on ne choisit pas ce que l’on pense ; ou du moins, si l’on pense mal, il vaut mieux le garder pour soi. Le pouvoir a mis en place un extraordinaire maillage : chaque quartier a son responsable, chargé de dénoncer le moindre petit faux pas, le moindre manquement à toutes les règles édictées par cette dynastie de fous qui se succèdent à la tête du pays depuis la partition de la Corée (Kim Il-sung, Kim Jong-Il et Kim Jong-un).
Pour n’en citer qu’une : chaque foyer est obligé d’avoir les portraits des « chers dirigeants » accrochés en évidence au mur en bonne place et époussetés chaque jour ; certains ont été envoyés en camp rien que nous ne pas avoir respecté cette obligation.

Le système scolaire fonctionne d’une façon effarante. La scolarité obligatoires est réduite à très peu d’années : en fait, juste le temps nécessaire au lavage de cerveau des petits écoliers à qui l’on fait réciter sans cesse des slogans à la gloire du dirigeant du moment et des « poésies » qui n’ont rien de poétique tel le texte « Où allons-nous ? » :

« Où sommes-nous allés ?
Nous sommes allés dans la forêt.
Où allons-nous ?
Nous allons sur les collines.
Qu’allons-nous faire ?
Nous allons tuer des soldats japonais. »

Les mathématiques ne sont pas en reste, comme le montre cet énoncé de problème :

« Trois soldats de l’Armée populaire de Corée tuent trente soldats américains. Combien de soldats américains ont-ils été tués par chacun d’eux, s’ils en ont tués un nombre égal ? »

Les études secondaires puis supérieures sont réservées à l’élite sociale du pays. Barbara Demick nous explique très clairement le système, qui est un système de castes totalement imperméables, du moins dans un sens : si l’on n’est pas né dans une bonne famille, on n’a aucune chance de s’élever. Mais attention, être bien né ne vous protège pas à vie : un pas de travers, et c’est fini. Comme le dit l’auteur « l’ascenseur social ne connaît qu’un sens : la descente. »

Je pourrais continuer encore longtemps et vous donner toute une ribambelle d’exemples de ce qui se fait (ou ne se fait pas) dans la société nord-coréenne, car malheureusement la liste est longue.
Mais je terminerai par ce qui m’a le plus bouleversée dans cette lecture : les Nord-Coréens ont faim.
Constamment. De façon aigüe.
Le régime qui érige des statues gigantesques des Kim et des bâtiments somptueux à leur gloire partout dans le pays, qui entretient, par paranoïa, une armée surnuméraire, qui s’est doté de la bombe atomique, ce régime donc, laisse son peuple littéralement mourir de faim.
L’état catastrophique de l’économie, des industries et des installations agricoles, fait que la Corée du Nord est incapable de subvenir au besoin le plus élémentaire de son peuple : se nourrir.
La quête de nourriture est une activité quotidienne éreintante, les gens sont prêts à tout pour récupérer le moindre gramme d’aliment, si l’on peut appeler aliment des choses aussi appétissantes que l’écorce des arbres, des crapauds, des lézards, des mauvaises herbes, pour ne citer que cela.
L’aide alimentaire envoyée, quand elle n’est pas refusée par idéologie (des sacs de riz portant le drapeau des États-Unis sont parfois détruits) ou détournée, ne suffit pas, et la sous-alimentation est quasi-permanente. On estime qu’entre 1995 et 1999, deux millions de personnes seraient mortes de faim. Une réfugiée que Barbara Demick a rencontrée, institutrice, raconte qu’elle voyait régulièrement des élèves sous-alimentés s’endormir en classe, maigrir de jour en jour, puis pour certains ne plus venir à l’école : ils étaient morts.
Comment rester insensible à tous ces récits, plus terribles les uns que les autres ? Comment accepter l’histoire de cette femme qui, devant choisir entre acheter des médicaments pour son fils malade ou de la nourriture, a choisi la seconde option, tout simplement parce qu’elle avait trop faim ?

Oui, ce livre est dérangeant. Il nous bouscule dans notre petit confort occidental.
Il nous amène à réfléchir, à ouvrir les yeux sur un monde où certains ont eu la malchance de naître au mauvais endroit.
Si cela pouvait pousser ceux qui en ont le pouvoir à réagir… mais là, j’en demande peut-être trop.
En tout cas, je recommande vivement ce livre extrêmement bien documenté.