Littérature américaine, Montagne

Mallory & Irvine : À la recherche des fantômes de l’Everest

Mallory & Irvine : À la recherche des fantômes de l’Everest de Conrad Anker et David Roberts, 1999


Si vous connaissez Mallory et Irvine, si vous vous intéressez à l’histoire de l’alpinisme, je vous recommande fortement cette lecture. Dans le cas contraire, ce n’est vraiment pas l’ouvrage idéal pour débuter dans ce domaine : de nombreuses considérations techniques et des références abondantes à des hommes et des faits de l’histoire de ce sport risquent de rebuter le lecteur débutant.

Ce livre est le fruit d’une enquête. Une enquête très approfondie.
Depuis 1924, la disparition de George Mallory et Andrew Irvine sur l’Everest reste un mystère. Que s’est-il passé depuis la dernière fois où ils ont été aperçus, grimpant à l’assaut du toit du monde ? Et surtout, la question fondamentale : ont-ils péri lors de leur ascension, près du but, ou sont-ils morts lors de la descente, ce qui ferait d’eux les premiers vainqueurs de l’Everest ?
Une expédition américaine de 1999 s’est donné pour but de lever le voile sur cette histoire. Une équipe part avec pour objectif, moins d’atteindre le sommet que de rechercher des signes, des traces, tout élément permettant de comprendre et de reconstituer les faits.

Le livre est construit comme une enquête policière : on trouve des indices, on teste, on fait des déductions, etc. C’est passionnant.
Au fil des pages, un portrait des deux héros se dessine, surtout de Mallory, à la personnalité fascinante.
Le tout est enrichi de quelques rappels historiques bienvenus.
L’équipe marche sur les traces des deux alpinistes britanniques, reconstitue leur parcours, analyse les difficultés qu’ils ont pu rencontrer en se remettant dans le contexte d’une époque où les vêtements et le matériel étaient loin d’être aussi performants que l’équipement moderne.

L’ouvrage est très complet, et j’ai beaucoup apprécié la rigueur intellectuelle des auteurs. Pas de déduction hasardeuse, pas de supposition en l’air : ils ne s’appuient que sur des certitudes, et lorsqu’il n’y en a pas, faute de preuves, ils avancent des hypothèses, mais ils ne prétendent jamais avoir trouvé la vérité absolue quand ce n’est pas le cas.
Leur récit prend d’autant plus de force, et constitue un formidable hommage à Mallory et Irvine, et à travers eux à tous les pionniers de l’alpinisme pour qui j’ai une profonde admiration.
Pour ceux que le sujet intéresse, je recommande le livre d’Edmund Hillary Au sommet de l’Everest.
L’arrivée au sommet y est décrite d’une très belle façon, pleine d’émotions.
Et surtout, Hillary raconte qu’il a cherché des traces du passage de Mallory et Irvine. Alors que s’il en avait trouvé, cela l’aurait aussitôt privé du « titre » de vainqueur de l’Everest… titre qu’il venait tout juste de gagner.
Respect !

Littérature américaine

Esprit d’hiver

Esprit d’hiver de Laura Kasischke, 2013


« Esprit es-tu là ?
Si oui, frappe trois fois ! »
Voilà le point de départ d’un jeu auquel je jouais enfant avec des amis. Quand j’y repense, c’était très bête, mais nous nous amusions à nous faire peur avec pas grand-chose. Juste notre imagination et le plaisir d’être ensemble et de frissonner à peu de frais.

Quand Holly se réveille en ce matin de Noël, elle éprouve une étrange sensation. « Quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux. »
???
Étrange.
Énigmatique.
Et pour que ça le reste, je ne vous dévoilerai rien !
Je vais seulement vous donner quelques éléments qui vous permettront de vous faire une idée, et de décider si, oui ou non, vous avez envie de plonger à votre tour dans cet esprit d’hiver.

Laura Kasischke nous offre un huis clos diablement bien construit, simple en apparence, mais terriblement efficace.
Une histoire originale et très addictive. Sitôt commencée, on n’a pas envie de lâcher cette lecture, comme un film prenant qu’il ne nous viendrait pas à l’idée d’interrompre.
On veut savoir !
On pressent que quelque chose se passe, va se passer, ou s’est passé, mais on ne sait pas du tout de quoi il peut s’agir.
Un malaise indéfinissable plane sur l’histoire. Malaise qui peut aller jusqu’à mettre le lecteur mal à l’aise, justement.

Esprit d’hiver est une lecture troublante.
Dès le départ, l’auteur installe une tension, et celle-ci va croissant au fur et à mesure que l’histoire avance. C’est fait avec peu d’éléments, et drôlement bien concocté.
Le choix du jour de Noël n’est pas innocent, et exacerbe le malaise ambiant. Mère et fille enfermées dans une maison isolée par la neige : tout est en place pour faire frémir le lecteur.
Le mystère s’épaissit au fil des pages, et vous ne comprendrez tout qu’à la fin ; je vous ai prévenus : c’est très bien construit.

 Esprit d’hiver est diabolique ; on est loin, très loin de « Jingle Bells » et de l’esprit de Noël !
À plusieurs reprises j’ai levé les yeux de mon livre pour regarder le jardin à travers la fenêtre, pour avoir devant moi un paysage normal et rassurant.

Voilà !
Si vous êtes tentés, venez à votre tour découvrir ce roman. Vous lirez un texte singulier et aurez droit en prime à une jolie réflexion sur l’adolescence et sur l’adoption.

« Esprit es-tu là ?
Si oui, frappe trois fois ! »

Joyce Carol Oates, Littérature américaine

Fille noire, fille blanche

Fille noire, fille blanche de Joyce CarolOates, 2006

Ouvrir un roman de Joyce Carol Oates est tout sauf un geste anodin.
Aucun de ses textes (du moins ceux, nombreux, que j’ai lus jusqu’à présent) n’est banal.
Aucun n’est lisse.
Ses écrits ont toujours un sens, un but, même si le chemin pour y parvenir n’est pas toujours rectiligne.

Le thème majeur de Fille noire, fille blanche est annoncé dans le titre de ce livre écrit en 2006, dans lequel deux étudiantes sont amenées à partager une chambre dans la résidence universitaire d’une université prestigieuse.
L’une est noire, l’autre est blanche.
L’une est boursière, l’autre est d’un milieu très aisé.
L’une est très croyante et fille de pasteur, l’autre est profondément athée.
L’une n’a que faire de la politique, l’autre vient d’une famille dans laquelle on croit à « l’amélioration de l’humanité par des moyens sociaux et politiques »
Minette (drôle de prénom !) et Genna sont radicalement différentes.

Joyce Carol Oates n’est jamais manichéenne et dans ce roman, spécialement, elle balade sur une ligne de crête son lecteur qui ne sait pas sur quel pied se tenir.
Tout aurait pu être simple : Minette, gentille étudiante, aurait été victime de racisme tandis que Genna aurait au mieux ignoré, au pire martyrisé, cette colocataire imposée qui n’est pas de son milieu social.
Oui, tout aurait pu être simple… mais simpliste et sans intérêt.

Minette n’est pas franchement sympathique. Elle est capricieuse et imprévisible. C’est elle qui se comporte comme une petite fille gâtée, et non Genna contrairement à ce que l’on pourrait attendre.
Lorsqu’elle est victime d’actes malveillants dont on ne connaît pas l’origine, je me suis presque dit qu’elle le cherchait un peu… avant de culpabiliser aussitôt.
Pire : lorsqu’au fil des pages ces actes se répètent, j’ai fini par me demander si ce n’était pas Minette qui mettait tout en scène… avant de culpabiliser aussitôt.
Joyce Carol Oates m’a mise dans une drôle de position. Une position très inconfortable parce qu’aucune réponse n’a été donnée aux nombreuses interrogations qui ont surgi dans mon esprit.
Mais cet inconfort a été stimulant. C’est lui qui m’a poussée à avancer… et à m’interroger encore.
Non, l’auteur ne donne aucune réponse, ou si réponses il y a, celles-ci sont tellement bien cachées que je ne les ai pas trouvées.
Mais peu importe : l’essentiel est le questionnement.

Fille noire, fille blanche… mais ne peut-on penser que ce qui sépare les deux étudiantes n’est pas la couleur de peau mais tout simplement leur personnalité ? Leur caractère, leur comportement ? Tout ce qui fait l’essence d’un être humain, finalement.
Fille noire, fille blanche… et si le titre était trompeur ? Cela ne m’étonnerait pas de la part de Joyce Carol Oates qui se joue de son lecteur avec brio dans ce livre déconcertant qui me trotte encore dans la tête quelques semaines après sa lecture.

PS : Si ce livre avait été mon premier roman de Joyce Carol Oates, je pense que je ne l’aurais pas aimé.
Là, avec l’habitude des écrits très particuliers de cette grande dame, j’ai sans doute perçu des choses à côté desquelles je serais passée sinon.
Je ne le conseille pas du tout pour découvrir cet auteur.
À réserver aux « initiés » !

Joyce Carol Oates, Littérature américaine

Petit oiseau du ciel

Petit oiseau du ciel de Joyce Carol Oates, 2009

Petit oiseau du ciel (Roman étranger) par [Joyce Carol Oates]

« On joue les cartes qu’on vous a distribuées. » : ainsi s’exprime, fataliste, l’un des personnages du roman.
Avec cette réflexion, nous voici au coeur du sujet de cet ouvrage : notre vie est-elle conditionnée par notre naissance ? Peut-on sortir de sa condition ou est-on condamné à y rester, sans aucun espoir d’un avenir différent ?

Joyce Carol Oates adore la famille, source d’inspiration quasi inépuisable pour elle.
Ici, nous en avons deux, liées par un meurtre non élucidé.
Zoe Kruller a été brutalement assassinée, et la police locale a deux suspects : l’ex-mari Delray et l’amant Eddy Diehl.
Les années passent et les deux hommes, sujets des suspicions et des rumeurs les plus folles ont depuis longtemps dit adieu à une vie normale.
Mais ce ne sont pas les seules victimes collatérales de cette affaire, leurs enfants sont également profondément marqués : Aaron Kruller et Krista Diehl sont tous deux persuadés que le père de l’autre est l’assassin.
Comment grandir dans ces conditions ?
Peut-on devenir un adulte équilibré lorsque l’on a subi un tel traumatisme ? Quand on développe une telle obsession pour l’autre ?

Sur cette trame, Joyce Carol Oates a bâti un roman dans lequel elle analyse, comme elle sait si bien le faire, la psychologie des différents personnages, les principaux et ceux qui gravitent autour d’eux. Pour les habitués de l’auteur, dois-je préciser que tout ceci se passe dans un univers brutal et glauque, dans lequel nul n’est blanc comme neige ?

Contrairement à bien d’autres livres de la romancière américaine, j’ai trouvé le début moins percutant, moins incisif. C’est petit à petit qu’elle nous plonge dans les histoires des uns et des autres, mais plus j’ai avancé, plus je me suis attachée aux protagonistes.

Aaron et Krista n’ont pas le choix et doivent grandir et vivre avec les cartes que la vie leur a distribuées. Comment vont-ils se construire ? Quels adultes vont-ils devenir ? Vont-ils sombrer dans leur obsession mutuelle ou vont-ils réussir à s’en défaire ?
Autant de questions que le lecteur se pose et auxquelles l’auteur va apporter ses réponses.

Pas de grandes cavalcades, peu d’action. Des récits qui se recoupent, des analyses, des interrogations.
Ce n’est pas le plus prenant des ouvrages que j’ai lus de cette grande dame de la littérature américaine contemporaine, mais j’y ai retrouvé sa patte, sa façon inimitable de tourner et retourner chaque aspect de l’histoire dans tous les sens, de faire apparaître les moindres détails de la psychologie des personnages, d’en fouiller toute la complexité.
Joyce Carol Oates est toujours intéressante, mais pour ceux qui ne l’ont jamais lue et voudraient découvrir son oeuvre, ce n’est pas ce titre que je conseillerais, le réservant plutôt aux connaisseurs.


Joyce Carol Oates, Littérature américaine

Le petit paradis

Le petit paradis de Joyce Carol Oates, 2018

Paradis ? Vraiment ?
Quiconque a déjà lu quelques livres de Joyce Carol Oates se doute d’emblée que le paradis promis par le titre ne sera certainement pas si paradisiaque que ça… et la lecture ne le détrompera pas.

Une dystopie signée Joyce Carol Oates ? Rien de surprenant : l’écrivain prolifique aime se lancer dans des genres littéraires variés. Ma curiosité est titillée car cela change des nombreux romans que j’ai déjà lus d’elle.
Elle plonge d’emblée le lecteur dans le monde qu’elle a créé, un monde horrible régi par des règles qui font froid dans le dos.
Bienvenue dans les États d’Amérique du Nord (EAN) !
Bienvenue dans un pays totalitaire dans lequel les individus sont priés d’obéir sans protester.
Bienvenue dans une société déshumanisée.
Bienvenue dans un pays dans lequel la vie a bien peu de prix et où les récalcitrants sont éliminés sans états d’âme.

Bienvenue !

Bienvenue dans un monde de sigles inquiétants : ADMD (Actions Disciplinaires contre les Menaces sur la Démocratie), BDSVC (Bureau Démocratique de Surveillance Volontaire Citoyenne), DDJSI (Département Disciplinaire de la Jeunesse et de la Sécurité Intérieure), et bien d’autres qui, mieux que de longues descriptions, font comprendre quel genre de vie on peut mener dans les EAN.
D’autant plus que cet état revendique pratiquer la Vraie Démocratie, et comme chacun sait, plus un pays se proclame « démocratique », jusque dans son nom, moins il l’est : nous connaissons tous des « République démocratique de… » et « République populaire démocratique de »… peu démocratiques en vérité !

Bienvenue dans une dictature dans laquelle seules les lectures autorisées sont accessibles, dans laquelle tout individu qui essaie de penser par lui-même est automatiquement suspect.
Bienvenue dans un régime fasciste qui surveille tout et tous.

Bienvenue !

Vous n’avez pas envie de venir ? Ce pays ne vous tente pas ? Je vous comprends !
Pourtant, j’ai aimé y aller, j’ai aimé en découvrir petit à petit le fonctionnement épouvantable.
J’ai aimé, même si j’ai tremblé, même si j’ai frissonné plus d’une fois : Joyce Carol Oates dévoile tout par de petites touches qui vous plongent dans cet univers terrifiant avec un réalisme redoutable.

La quatrième de couverture l’exprime très bien : « Ce nouveau roman de Joyce Carol Oates offre le troublant portrait d’une société faussement égalitaire où délation et médiocrité sont la règle, un « petit paradis » en saisissant écho avec nos sociétés actuelles. »
Le lecteur comprend vite que, comme à son habitude, c’est son pays que Joyce Carol Oates critique dans ce roman : dans un jeu de billard à trois bandes, c’est le portrait des États-Unis contemporains qu’elle dresse.
Un portrait tout de même très caricatural d’une société qui pour se protéger du terrorisme n’aurait trouvé comme réponses que la surveillance constante de tout et de tous.
À travers ce petit paradis, Joyce Carol Oates veut dénoncer des dérives dans lesquelles elle ne voudrait pas voir son pays se laisser entraîner. Mais sa réflexion ne se limite pas aux États-Unis, elle est bien plus universelle : dans sa promenade entre passé et futur, elle nous fait nous interroger sur notre présent et les nombreux questionnements que cette lecture suscite sont, comme toujours, bienvenus.

L’univers totalitaire des EAN m’a enchantée (façon de parler !) et la découverte du petit paradis également (bis !).
J’ai trouvé dans les descriptions de ces deux mondes le mordant et l’ironie que j’aime chez Joyce Carol Oates.
En revanche, j’ai franchement moins aimé la fin du roman.
Désabusée ? Désenchantée ? Cela ressemble tellement peu à cet auteur !
Renoncer à espérer ? Se contenter docilement de ce que l’on a ? Décevante conclusion.
À moins que je ne sois passée à côté de ce qu’il fallait comprendre, qu’il y ait un sens caché que je n’ai pas su débusquer.
Pour cette raison, et parce qu’il n’est pas représentatif de son oeuvre, je ne recommanderais ce petit paradis qu’aux inconditionnels de la grande dame de la littérature américaine.

Littérature américaine

La jeune fille à la perle

La jeune fille à la perle de Tracy Chevalier, 1999

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Ça vous dirait de partir à Delft ?
Ça vous dirait de remonter le temps et de vous trouver en 1664 ?
Vous êtes tentés, mais vous hésitez ?
J’ajoute que cet étonnant voyage dans le temps et dans l’espace va vous faire découvrir la vie de Vermeer et que vous allez le voir peindre son célébrissime « La jeune fille à la perle ».
Alors, vous êtes convaincus ?
Venez, embarquez !

Tracy Chevalier a imaginé la genèse du tableau, et nous la raconte à sa façon : l’histoire est fictive mais tellement bien écrite, tellement vivante, que les personnages s’animent sous nos yeux et que tout semble vrai.
Comme elle le fait pour chacun de ses ouvrages, elle s’est extrêmement bien documentée, ce qui rend le fond historique crédible et l’intrigue captivante.
La vie à Delft en 1664 est tellement différente de la nôtre !
Griet, tout juste 16 ans, est contrainte de quitter sa famille dans le besoin pour être placée comme servante chez les Vermeer. Elle n’aura le droit de rentrer chez elle que le dimanche.
Que c’est difficile, si jeune, de vivre loin des siens et de devoir travailler si durement : la maison est grande et les tâches ingrates ne manquent pas.
Sans compter les nombreux enfants du couple, dont Griet doit s’occuper.
Sans compter l’atelier du peintre dont le ménage doit être fait méticuleusement et sans rien déplacer pour ne pas déranger l’artiste.
Sans compter les relations compliquées avec les autres femmes de la maison : l’épouse et la belle-mère, sans oublier une servante en place depuis longtemps et qui marque fermement son territoire.
Les journées sont longues, et non contente de devoir accomplir les nombreux corvées dont on la charge, Griet doit faire preuve de beaucoup de psychologie vis à vis de ces trois femmes à la forte personnalité.
Que tout cela est lourd pour celle qui n’était la veille qu’une enfant insouciante !

Cette lecture a été un pur régal. Un peu comme dans le 22/11/63 de Stephen King, j’ai eu l’impression de traverser une faille spatio-temporelle à chaque fois que je reprenais mon livre. Je quittais mon quotidien de 2020 (Sans regrets !) pour me plonger dans celui de Griet.
J’ai voyagé loin, très loin, et sans remplir d’attestation… comme c’est bon !

Quelle merveilleuse idée que d’avoir imaginé l’histoire d’un tableau ! Celle du personnage peint, celle de l’artiste et celles des deux familles.
La condition des femmes, riches ou pauvres, le quotidien d’un peintre qui a une vie personnelle en dehors de son art, la vie d’une maisonnée et les rapports entre maîtres et servantes, les conventions sociales… que de thèmes passionnants habilement entrecroisés dans ce livre sensible et très bien écrit !
Les romans de Tracy Chevalier sont toujours un peu magiques : ils paraissent si simples et sont pourtant si riches. Quand je les lis, je suis suspendue à la plume de l’auteur comme l’enfant est suspendu à la voix de l’adulte qui lui fait la lecture.
J’aime que l’on me raconte des histoires avec autant de talent, des histoires captivantes, envoutantes.

Merci, merci, Tracy Chevalier pour ce triple voyage dans l’espace, dans le temps, et dans le tableau.
Merci pour toutes les fenêtres que vous ouvrez, pour toutes les idées conscientes et inconscientes que vous suscitez par votre récit.
« La bonne littérature vous sort de vous-même et vous met à la place de personnes dont la vie est totalement différente de la vôtre. Et c’est ainsi que vous découvrez qui vous êtes réellement. » a dit Barack Obama lors d’une récente interview. La jeune fille à la perle fait partie de ces livres marquants qui, en vous plongeant dans un univers complètement différent du vôtre font germer d’intéressantes réflexions. De ces livres qui vous enrichissent.
S’évader, rêver, tout en accroissant ses connaissances et stimulant sa réflexion : qu’y a-t-il de mieux ?

Et avec ça, certains osent dire que les librairies sont des commerces « non indispensables » ?

Joyce Carol Oates, Littérature américaine

Le mystérieux Mr Kidder


Le mystérieux Mr Kidder
de Joyce Carol Oates, 2010

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Joyce Carol Oates frappe fort d’entrée de jeu : « Cela commença innocemment. Alors que Katya Spivak avait seize ans et Marcus Kidder, soixante-huit. »
Innocemment ? Avec les âges indiqués, cela peut-il être innocent ?
Avant d’aller plus loin, le lecteur se doute que ça ne sera pas si simple, et s’il connaît l’auteur, sait par avance que ça ne sera pas manichéen.
En effet, ça ne le sera pas.
La grande réussite de ce roman vient de cette ambiguïté permanente : Marcus Kidder est-il un vieux pervers ou n’est-il qu’un gentil monsieur un peu original ?
Plus on avance dans la lecture, moins la réponse à cette question devient claire. D’autant moins que l’attitude de Katya n’est pas sans équivoque.

Comme l’indique le titre, ce monsieur Kidder est vraiment mystérieux car au fur et à mesure qu’on le découvre, on le cerne de moins en moins.
On pense le comprendre, il nous échappe.
On pense le saisir, il nous glisse entre les mains.
Nous sommes plongés dans un mystère qui s’épaissit au fil des pages.
Marcus manipule Katya, mais Katya est loin d’être innocente.
Qui manipule qui finalement ? Et dans quel but ?
Et si la grande manipulatrice dans cette affaire était Joyce Carol Oates ? Elle qui sait toujours si bien tirer toutes les ficelles…

Je ne dévoilerai rien de l’histoire : motus et bouche cousue ! Si vous le souhaitez, découvrez-la vous-mêmes dans cet ouvrage qui se lit avec plaisir, même s’il n’est pas à ranger dans les oeuvres majeures de l’auteur.

Joyce Carol Oates, Littérature américaine

Confession d’un gang de filles

Confession d’un gang de filles de Joyce Carol Oates, 1993

Foxfire : voilà un nom qui claque !
Un nom qui donne de la force, un nom qui fait peur et inspire le respect.
Un nom de gang. Mais pas n’importe lequel : un gang de filles.

Joyce Carol Oates s’empare du thème des gangs, et le lecteur est sommé de s’accrocher !
Tout va très vite, tout est violent.
Foxfire ne recule devant rien. Foxfire agit. Foxfire envoie des messages sans équivoque.

FOXFIRE SE VENGE !
FOXFIRE NE REGRETTE JAMAIS !
FOXFIRE BRÛLE ET BRÛLE !

Les filles de Foxfire sont des guerrières, et pourtant, elles partent de loin.
Celles « qui ne sont rien » (pour reprendre une expression honteuse dans la bouche d’un président), s’associent, et la magie du groupe produit son effet : ensemble elles prennent de l’importance, ensemble elles deviennent fortes, ensemble elles ne craignent plus rien ni personne.
Ensemble elles peuvent conquérir le monde.
Ensemble elles sont tout.

Foxfire est comme une famille.
Non, c’est mieux qu’une famille : une famille peut décevoir, peut trahir, peut laisser tomber, pas Foxfire.
Tel un bouclier magique, Foxfire protège ses membres. Désormais le monde se divise en deux : le clan et les autres, l’intérieur et l’extérieur.

« Imaginons qu’il y ait un miroir : vous comptiez sur sa surface parfaitement unie pour vous donner une image du monde, lorsqu’il se brise soudain en mille morceaux dont chacun révèle des angles de vue miniaturisés, neufs, et qui pourtant avaient dû être là tout le temps, cachés derrière la surface lisse du miroir sans que vous l’ayez su. » : voilà exactement ce que fait Joyce Carol Oates dans ce roman. Elle construit et déconstruit différents points de vue pour donner les multiples facettes de la réalité.
L’analyse est fascinante.
Ni blanc, ni noir. Le problème est bien plus complexe… et bien plus intéressant.
Les personnages sont ultra réalistes et très attachants malgré la violence omniprésente. le lecteur se prend à aimer ces filles et à vouloir qu’elles réussissent, à souhaiter que Foxfire triomphe.
Joyce Carol Oates est une incroyable manipulatrice !

Intense, cruel, pervers, âpre, sauvage, venimeux, ce roman ne vous laisse aucun répit et vous secoue fortement. Parce qu’il est avant tout terriblement humain.
Une réussite de plus à l’actif de cette grande dame de la littérature que j’admire plus que jamais, et qui fait preuve dans cet ouvrage d’une maîtrise impeccable du récit et du rythme.
Confession d’un gang de filles fait partie de ces livres qui vous restent en tête longtemps après leur lecture achevée.

Littérature américaine, Montagne

Triumph on Everest

Triumph on Everest de Broughton Coburn, 2000

Beaucoup ne connaissent d’Edmund Hillary que son exploit de 1953 : la conquête de l’Everest, en compagnie du Sherpa Tenzing Norgay. Et c’est bien dommage car la vie du géant néo-zélandais ne se réduit pas à cette performance, si exceptionnelle soit-elle.
Si vous avez envie d’en apprendre plus sur ce formidable alpiniste, cet ouvrage du National Geographic est parfait.
Selon le principe de l’excellente collection « photobiography », Triumph on Everest présente la vie d’Edmund Hillary à travers une iconographie variée, des textes et des citations de l’auteur.

Tout d’abord sur le plan sportif, on apprend qu’il y a eu un « après Everest ».
Edmund Hillary avait la bougeotte et était avide de découvertes en tous genres.
Il a, entre autres, participé à une traversée de l’Antarctique et à une grande expérience scientifique de six mois dans l’Himalaya visant à étudier les effets de l’altitude.
On découvre également de multiples anecdotes. Comme ce professeur de sport qui voyant ce grand adolescent dégingandé l’a d’emblée classé dans la catégorie des « inadaptés »… la suite lui a donné tort ! Ou bien lorsqu’Edmund Hillary de retour du camp de base de l’Everest, en route vers Katmandou reçoit un pli l’informant que la reine d’Angleterre le nommait chevalier de l’ordre de l’Empire britannique. Que pensez-vous que fut sa première réaction ? Il dit tout simplement « Oh, mon Dieu, je dois acheter un nouveau pantalon ! »
Mais le plus intéressant est ailleurs.
Hillary, profondément reconnaissant envers les Sherpas sans qui la grande aventure de l’Everest n’aurait pas existé, a consacré une immense partie de son existence à leur peuple.
À travers sa fondation « Himalayan Trust » il a construit des écoles afin que les nouvelles générations soient instruites et puissent activement participer au développement de leur pays. Sous son impulsion, la région du Khumbu est devenu un espace protégé, le « Sagamartha National Park », afin que le développement économique ne se fasse pas au détriment de la nature.
Après son succès sur l’Everest, Hillary aurait pu couler de jours heureux chez lui en Nouvelle-Zélande et vivre confortablement de sa renommée. Mais non. Cette renommée, il l’a utilisée pour lever des fonds et servir la cause des Sherpas.
Voilà pourquoi j’ai un immense respect pour monsieur Hillary, non seulement pour ses exploits sportifs, mais aussi pour l’ensemble de sa vie.

Ce livre est accessible aux jeunes lecteurs à partir de dix ans, mais il intéressera tout autant les adultes. Une vie telle que celle d’Edmund Hillary mérite d’être citée en exemple parce qu’il n’a pas voulu devenir une vedette mais qu’il a utilisé sa notoriété pour agir, en homme généreux et responsable. En homme exemplaire.
Les pseudo vedettes de la télé-réalité, du show-business ou du foot, pour ne citer qu’eux, feraient bien d’en prendre de la graine !
Enfin, je recommande vivement le livre écrit par Edmund Hillary lui-même, Au sommet de l’Everest : il y a 50 ans l’Everest, l’expédition qui a vaincu le toit du monde. Un véritable livre d’aventure, un récit à couper le souffle. Un texte que vous ne pourrez pas lâcher avant d’avoir tourné la dernière page.
J’allais oublier un petit détail… qui peut avoir son importance : ce livre est en anglais. À ma connaissance, la collection « photobiography » n’a malheureusement pas été traduite en français, mais la lecture n’est pas difficile, un niveau d’anglais courant suffit.

Joyce Carol Oates, Littérature américaine

Les chutes

Les chutes de Joyce Carol Oates, 2004

Les Chutes par Oates

Ouvrir un roman de Joyce Carol Oates, c’est embarquer pour une aventure.
C’est accepter, le temps d’un voyage, de se laisser guider par cette magicienne qui nous emmène avec détermination exactement là où elle veut.
Le périple n’est pas de tout repos, mais comme c’est bon de se faire emporter dans un univers et des personnages si bien conçus !
Une famille.
Compliquée, évidemment.
Une femme.
Tourmentée, cela va de soi.
Et au milieu coule une rivière : le Niagara.
Bien plus qu’un décor, c’est le personnage principal de l’histoire.
Le Niagara et ses célèbres chutes.
De près ou de loin, il est omniprésent. On se fait parfois tremper et l’on est assourdi par son grondement sauvage ; à d’autres moments, on ne perçoit plus qu’un léger gargouillis et l’on ne reçoit que quelques embruns, mais il est toujours là.
Il poursuit le lecteur comme il poursuit ceux qui vivent près de lui. Sa mainmise sur les habitants de la région est fascinante.
Il a une volonté propre. C’est écrit dans le texte : les chutes sont « dotées d’une vie mystérieuse ».

Un agneau se désaltérait dans le courant d’une onde pure… ah, non, pas du tout !
Connaissant bien Joyce Carol Oates et sachant que je partais pour le Niagara, je me doutais à l’avance que le tableau allait être tout autre.
Et je n’ai pas été déçue !
Dans les romans de cette grande dame de la littérature américaine, la vie n’est jamais un long fleuve tranquille et celui-ci ne fait pas exception.
Avec une remarquable maîtrise du rythme, elle nous entraîne dans le cours tumultueux de la rivière et de la vie.
Elle sait tour à tour nous plonger dans un énorme vortex ou nous faire voguer sur des flots plus calmes ; elle nous ramène parfois sur la berge pour mieux nous entraîner dans le courant déchaîné.
Ainsi va la vie, non ?

Joyce Carol Oates m’a, une fois de plus, éclaboussée de tout son talent.
De ses multiples talents devrais-je dire.
En premier, celui de creuser si finement la psychologie de ses personnages que j’en viens à les connaître intimement. Que je les aime ou non, je m’attache à eux et leur sort me préoccupe.
En second, celui de créer des intrigues multiples sur plusieurs époques avec des passerelles tantôt solides tantôt fragiles, toujours cohérentes, et engendrant quand on ne s’y attend pas des résonances bouleversantes.

Joyce Carol Oates tient ferme les rennes. De son écriture ultra précise, elle dirige tout, elle contrôle tout. Elle emmène ses personnages exactement là où elle veut… et le lecteur avec.
Tout est merveilleusement bien prévu, bien construit, avec quelques surprises ici ou là, et la juste dose de mystère qui plane encore au-dessus des chutes une fois le livre refermé.
Comme dans tant d’autres de ses romans je me suis sentie parfois bousculée, mais j’ai aimé cette sensation et je me suis sentie merveilleusement bien dans ce texte.
Ariah, Dirk et les autres, je vous ai aimés le temps d’une lecture et je vous garde quelque part en moi. En comprenant vos failles et vos fragilités, c’est des miennes que je prends conscience.

Un pur bonheur de lecture que la quatrième de couverture résume en ces termes parfaits : « Un roman aussi beau et tumultueux que ces Chutes au charme maléfique. »
Un excellent cru de mon auteur contemporain préféré.